2015/03/14

Clarice Lispector : Un souffle de vie

« J'écris comme si cela devait permettre de sauver la vie de quelqu'un. Probablement la mienne » (Clarice Lispector)

Voilà un objet littéraire pour le moins troublant, déjà parce que l'auteure, grande et belle figure de la littérature brésilienne, le rédigea alors qu'elle souffrait cruellement d'un cancer et se savait proche de la fin, ensuite parce que sa lecture provoque d'obscures résonances chez quiconque s'est toujours senti étranger à soi-même ainsi qu'aux autres et au monde, enfin parce que le style d'écriture est, sinon hermétique, du moins suffisamment mystérieux pour venir titiller le lecteur à l'endroit où ça pense.
¤¤¤¤   Je ne cesse de m'accumuler, m'accumuler, m'accumuler... jusqu'à ne plus tenir en moi et alors j'éclate en mots   ¤¤¤¤   J'ai pensé une chose si belle que je ne l'ai même pas comprise, puis j'ai fini par oublier ce que c'était   ¤¤¤¤   Mon échec spectaculaire et constant prouve qu'existe son contraire : le succès   ¤¤¤¤   La vie est à ce point cruelle et nue qu'un chien vivant vaut mieux qu'un homme mort   ¤¤¤¤   Le mot est la déjection de la pensée   ¤¤¤¤
Si on peut facilement tirer de ce bouquin deux bonnes douzaines d'aphorismes, ce n'est pas là l'essentiel. Ce dont il est ici question, c'est du sens et de l'origine de la vie de toutes les créatures, du souffle qui les anime, donc de Dieu, de l'Homme et du Verbe ; ce dont Clarice Lispector parle ce n'est pas seulement d'elle mais de nous tous, car en s'interrogeant elle nous interroge, et en se livrant nous découvre. Sa langue, d'ailleurs assez poétique, cherche à dire l'indicible, fouille et creuse la création littéraire, explore les pourquoi des comment, se perd, se retrouve, puis s'égare à nouveau... et comme Clarice n'est pas philosophe mais "simple" écrivain(e), elle le fait en créant un personnage : vague auteur de roman qui lui-même crée un personnage rêvant d'écrire un livre. Deux intermédiaires qui se font écho l'un l'autre, conversant de tout et de rien, comme du vide et du plein, mais surtout de l'impérieuse nécessité d'écrire, de sa difficulté aussi.
En lire un autre...

Clarice Lispector (1920-1977) ~ Un visage qui ne s'oublie pas...

Extrait d'un dialogue à trois entre Clarice Lispector, son Auteur fictif et Angela Pralini, le personnage de son personnage :

ANGELA. [...] Avoir un contact avec la vie animale est indispensable à ma santé psychique. Mon chien me revigore toute. Sans parler qu'il dort parfois à mes pieds en emplissant la chambre de sa chaude vie humide. Mon chien m'apprend à vivre. Il est seulement "étant". "Etre" est son activité. Et être est ma plus profonde intimité. Quand il s'endort sur mes genoux, je veille sur lui et sa respiration bien rythmée. Et — lui immobile sur mes genoux — nous formons un seul tout organique, une vivante statue muette. C'est quand je suis lune et suis les vents de la nuit. Parfois, à force de vie mutuelle, nous nous gênons. Mon chien est aussi chien qu'un homme et aussi homme. J'aime la chiennerie et l'humanité chaude des deux.
Le chien est un animal mystérieux parce qu'il pense presque, sans dire qu'il sent tout sauf la notion du futur. Le cheval, à moins qu'il soit ailé, à son mystère résolu en noblesse et le tigre est d'un degré plus mystérieux que le chien parce que son comportement est encore plus primitif.
Le chien — cet être incompris qui fait son possible pour expliquer aux hommes ce qu'il est...
L'AUTEUR. Le chien d'Angela semble avoir une personne en lui. Il est une personne enfermée par une condition cruelle. Le chien a une telle faim de gens et d'être un homme. C'est crucifiant ce manque de conversation d'un chien.
Si j'avais pu décrire la vie intérieure d'un chien, j'aurais atteint un sommet. Angela aussi veut entrer dans l'être-vivant de son Ulysse. C'est moi qui lui ai transmis cet amour pour les animaux.
ANGELA. [...] Moi et mon chien Ulysse nous sommes des corniauds. Ah, cette bonne pluie qui tombe. C'est une manne du ciel et seul Ulysse le sait aussi. Comme c'est joli de voir Ulysse boire une bière glacée. Un de ces jours cela va arriver : mon chien va ouvrir la bouche et parler. Ce sera magnifique. Ulysse est Malte, il est Amapà — il vit au bout du monde. Comment peut-il aller jusque là ? Il aboie carré — je ne sais pas si on peut comprendre ce que je veux dire. Lors de la coupe du monde, les pétards l'ont complètement affolé. Et ma tête est devenue toute carrée. J'essaie de comprendre mon chien. Il est l'unique innocent.
Je sais parler une langue que seul mon chien, mon cher Ulysse, mon bon maître, comprend. Par exemple : da coléba, toutiban, ziticoba, létouban, Atotoquina, zéfiram, Jétobabé ? Jétoban. Cela veut dire une chose que pas même l'empereur de Chine ne comprendrait.
Une fois il a eu une réaction inattendue. Bien fait pour moi. J'ai voulu le caresser, il a grondé. Et j'ai commis l'erreur d'insister. Il a fait un bond qui venait de ses profondeurs sauvages de loup et m'a mordu la bouche. J'ai eu peur et j'ai dû aller au dispensaire où l'on m'a posé seize points de suture. On m'a conseillé de donner Ulysse à quelqu'un puisqu'il était devenu un danger pour moi. Mais il se trouve que, depuis cet accident, je me sens encore plus unie à lui. Peut-être parce que j'ai souffert à cause de lui. La souffrance à cause d'un être approfondit le cœur dans le cœur.
L'AUTEUR. Angela et moi sommes mon dialogue intérieur — je converse avec moi-même. Je suis fatigué de penser les mêmes choses.

Clarice Lispector : Un souffle de vie (1978)
Traduction de Jacques et Teresa Thiériot (1998)
Aux Editions "Des femmes"

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