2014/11/30

ANPéRo vendredi 5 décembre 2014


Il y aura un ANPéRo le vendredi 5 décembre 2014 à la librairie Entropie, à partir de 18h30, 198 boulevard Voltaire, 75011 Paris (métro Charonne, ligne 9, ou lignes 56 et 76 en bus). De la seigneurie de Charonne, il reste un quartier, annexé à la capitale.

Un ANPéRo, c'est un rendez-vous amical, initialement d'amateurs de livres et d'auditeurs de radio. De collecteurs des passionnantes pépites de savoir radiophoniques, passant notamment la nuit, sur France Culture. Il y aura donc diffusion de Kultur Pop 26, le 26e opus des compilations huit-titres des génériques de France Culture. Il suffit de venir avec un peu de nourriture et de boisson à partager, au milieu de la caverne de livres de la librairie Entropie. Sans en renverser bien sûr, sinon libraire toujours faire ainsi... Qu'on se le dise !

Kultur Pop 26, zéro :
  • France Culture, Lecture d'un soir : Erik Satie, Air de l'ordre (Première pensée et sonneries de la rose croix)
  • France Culture, Le temps des libraires (Christophe Ono-Dit-Biot) : Astatke Mulatu, Yègellé Tezeta
  • France Culture, Les hommes aux semelles de vent (Aude-Emilie Judaïque) : Funki Porcini, Purrfect
  • France Culture, La grande table d'été, 2014 (Olivia Gesbert, Martin Quenehen) : Princess Chelsea, Monkey eats bananas
  • France Culture, La conversation scientifique (Etienne Klein) : Robert Marcel Lepage, La machine à lavis
  • France Culture, Interlude (nuits) : Wolfgang Amadeus Mozart, Piano Concerto No. 21 in C K467 2 Andante [Sir Neville Marriner and The Academy of St. Martin in the fields (Alfred Brendel)]
  • France Culture, Interlude (nuits) : Angelo Badalamenti, Dinner Party Pool Music
  • France Culture, On est tous dans le brouillard (Joseph Confavreux) : Torgue/Houppin, Salle d'espérance

2014/11/23

Entretien : Jorge Amado - Le Courrier de l'Unesco (juillet 1989)

« J'ai eu à lutter, dès mon plus jeune âge, contre des injustices et des préjugés différents, en particulier contre le racisme, qui est sans doute le préjugé le plus méprisable de tous » (Jorge Amado, 1989)

Si avoir eu vingt ans courant des années 80, c'est avoir assisté à la montée du Front National, c'est aussi avoir eu l'occasion, dans un grand mouvement de résistance populaire, d'aller applaudir Bashung ou Téléphone au premier concert gratuit de SOS racisme organisé place de la Concorde... Je me souviens aussi qu'en ce temps-là Benetton fleurissaient les murs du métro d'affiches 4x3 vantant la diversité, l'altérité et le multiculturalisme ; que les radios libres diffusaient à longueur d'antenne la world music de Paul Simon, Youssou N'Dour et Johnny Clegg ; que le métissage était ultra-vendeur et que tout le monde aimait ça... jusqu'à l'apogée de juillet 98, où des millions de personnes défilèrent sur les Champs pour célébrer la victoire du Mondial et faire unanimement l'éloge de la France black-blanc-beur.
Et puis sont venues les années 2000, l'arrivée au pouvoir d'une droite aussi stupide que décomplexée, sans aucun tabou, multipliant les discours xénophobes que des médias aux ordres s'empressaient de colporter, du soir au matin, jour après jour, comme un lent poison, une lepénisation...

***

Ce dernier entretien, accordé au Courrier de l'Unesco, nous replonge avec nostalgie dans la doxa des années 80, c'est une bouffée d'air frais, un parfum d'autrefois :

Les archives du Courrier de l'Unesco (1948-2011)
Couverture de Gontran Guanaes Netto

Courrier de l'Unesco : Le Brésil est à bien des égards un microcosme, un mélange de peuples et de sensibilités venus de partout, un résumé de l'humanité. C'est aussi un seul pays, une administration, des institutions nationales. Qu'est-ce donc qui prime chez vous, la diversité ou l'unité ? Au travers de toutes les différences, peut-on parler d'un peuple brésilien, d'une culture brésilienne ? 

Jorge Amado : A mon avis, on peut parler d'un seul peuple, d'une culture originale, nés du métissage de toutes les races qui sont passées par là. 

Quelles sont-elles ?

Tout d'abord, bien sûr, les Indiens. Ensuite les Européens, des Portugais surtout. Mais peu à peu, il y a eu diversification des communautés venant d'Europe, le Portugal ayant déjà lui-même au 15ème siècle une population très mêlée. Il y avait ceux qu'on appelait les Maures ; il y avait aussi des Juifs, fuyant l'Inquisition ; on les appelait les nouveaux chrétiens, parce qu'ils s'étaient convertis, mais ils continuaient d'être persécutés. Par ailleurs, il y a eu une colonie hollandaise importante. Puis il y a eu les Africains, amenés au Brésil comme esclaves. Le mélange des races, au Brésil, s'est accéléré avec eux. Parce que les propriétaires d'esclaves, soucieux de disperser les tribus originelles, achetaient des lots d'esclaves appartenant à des tribus différentes : un Yoruba, un Bantou, un Congolais... 

Les esclaves se mélangeaient donc entre eux. Mais avec les maîtres blancs ? 

Aussi. Les Portugais se mélangeaient facilement. Le mélange a véritablement été général. De sorte qu'à l'heure actuelle, par exemple, il n'existe plus de Noir pur. Cherchez parmi les Brésiliens à peau noire. En parcourant la généalogie de n'importe lequel d'entre eux, père ou mère, grands-parents, arrière-grands parents, vous finirez toujours par dénicher un Blanc qui est passé par là. 

Et y a-t-il des Blancs purs ? 

Parmi les anciens, peut-être dans le Sud, mais très peu nombreux et difficiles à trouver, ainsi que parmi les arrivés de fraîche date et les enfants des immigrés. Mais dès la génération suivante, ils commencent à se mélanger aux autres, ils s'intègrent. Enfin, il ne faut pas oublier les Arabes, surtout chrétiens. Ils venaient du Liban, de Syrie. Chez nous on les appelait souvent les Turcs, parce que leurs pays n'étaient alors que des provinces de l'Empire ottoman. 

Toutes ces populations ne se sont tout de même pas fondues pacifiquement en une seule ! II y avait des inégalités, des rapports de pouvoir...

Evidemment. Sur les plans politique, économique, social, il y a eu des conflits aggravés par les différences ethniques et culturelles. Les populations noires, par exemple, se sont très tôt révoltées contre leur situation. Il y a eu des luttes de grande ampleur. Il y a même eu plusieurs républiques noires créées dans la montagne par des esclaves révoltés : les quilombos — l'une d'entre elles a duré près de quarante ans, repoussant tour à tour quatre armées gouvernementales. 
Après l'abolition de l'esclavage, de nouvelles vagues d'immigrants allaient se succéder, pour travailler dans les plantations de café. Des Italiens, des Allemands... Ce que je veux dire, en conclusion, c'est que l'histoire du Brésil n'a manqué ni d'inégalités ni de conflits, mais que, en dépit de cela, le processus du brassage des ethnies et des cultures n'a jamais cessé. C'est cela qui est typique du Brésil. De tout cela, une culture brésilienne est née. A partir d'une langue, le portugais, que tout le monde s'est mis à parler. 

Quelles sont les principales composantes de cette nouvelle culture ?

L'Européenne, l'Africaine et l'Indienne y ont chacune une part irremplaçable. Mais je serais tenté de dire que la source vive est en Afrique. L'âme brésilienne est née du corps à corps entre la mélancolie portugaise et la gaieté africaine. Le Portugais est en proie au doute, il est tourné vers la mort, c'est d'abord un pessimiste. L'Africain respire la vie, il est à l'aise dans son corps et dans la nature, il sait rire, fêter, jouer. Il a apporté à la nouvelle culture un rythme, une énergie vitale immédiatement reconnaissables. Vous entendez une musique brésilienne, vous voyez une danse brésilienne, vous percevez cela d'emblée. 

Cet apport est·il perceptible dans toutes les expressions de la culture brésilienne ? 

Au départ, les formes d'expressions liées à l'écrit sont plutôt influencées par l'apport européen ; mais elles s'imprègnent peu à peu, à leur tour, de l'apport africain. Le premier grand poète brésilien, Gregorio de Matas, est un mulâtre. Au 18ème siècle, vous avez surtout des écrivains d'origine blanche, mais aussi des écrivains d'origine noire. Déjà cette différenciation entre origines blanche et noire est difficile à retracer. Le plus grand romancier brésilien du 19ème siècle, Machado de Assis, est également un mulâtre. Voilà qui résume tout à fait mon propos. Bien sûr, selon les régions, vous avez telle dominante culturelle plutôt que telle autre. En Amazonie, le mélange est à dominante indienne ; vers le nordeste, il est à dominante noire, au sud, il est à dominante blanche... Mais c'est partout un mélange, et partout avec des composantes qui sont déjà proprement brésiliennes. Pour saisir toute l'importance de cette plasticité culturelle typiquement brésilienne, il n'y a qu'à regarder les neuf pays qui nous entourent : Venezuela, Colombie, Equateur, Pérou, Bolivie, Chili, Paraguay, Uruguay, Argentine. Malgré le désir d'unité qui les traverse tous, malgré leur langue commune, ce sont neuf pays distincts. Alors que le Brésil, qui a pourtant à lui seul les dimensions d'un continent, a maintenu son unité. Bien sûr, il y a à cela diverses raisons, mais à mon sens la raison déterminante aura été cette aptitude au mélange, ce désir de métissage. C'est une attitude face à la vie, que vous retrouvez, au fond, dans toutes les formes d'expression, mais qui apparaît de la manière la plus éclatante dans le carnaval — moment où tout se mélange, en chacun et entre tous. Pour le Brésilien, c'est la plus grande fête du monde. 

Le phénomène religieux reflète-t-il cette attente ?

Absolument. Il y a syncrétisme religieux comme il y a syncrétisme dans l'art. Et, là encore, le fait africain est déterminant. Les Africains ont apporté avec eux leurs visions cosmogoniques, leurs dieux, leurs cultes — qui se sont affrontés et conjugués entre eux, puisque les membres de diverses tribus vivaient ensemble. Et ces différents apports se sont mêlés à leur tour au catholicisme, puisque les Africains, dès leur arrivée, étaient immédiatement baptisés. Ainsi, au Brésil, nous sommes tous catholiques, même si nous sommes au fond fétichistes, animistes ou protestants. Les dieux eux-mêmes se sont mêlés, le carnaval est aussi un carnaval des dieux. Il est extraordinaire de constater la force de survie des dieux africains, au cœur même de la nuit esclavagiste. Les esclaves, convertis de force au catholicisme, ne pouvaient évidemment pas fêter leurs dieux en tant que tels. Alors ils les identifiaient aux saints chrétiens. Prenez par exemple la fête très catholique de saint Antoine. En même temps que les Blancs, les Noirs disaient : « On va fêter saint Antoine », mais eux, ils fêtaient Ogun, un dieu noir très populaire, dieu du métal et de la guerre. Peu à peu, le saint et le dieu se sont confondus. 

Alors, pas de racisme au Brésil ?

Il y a eu, il y a encore du racisme. Au Brésil comme dans le reste du monde, le racisme affleure, ou explose lorsque des ethnies différentes se trouvent en situation de conflit. Et cependant, le Brésil n'est pas une société raciste, en ce sens que les tendances au racisme sont contrecarrées par une propension générale au métissage et au syncrétisme. Le racisme, au lieu d'être enraciné, institutionnalisé, encouragé, tend plutôt à être désamorcé par le mouvement des mélanges, par cet élan qui résorbe les différences, qui marie les contraires. Le mélange, c'est le mot-clé de la culture brésilienne. Mes fils sont de sang italien par leur mère. Ma grand-mère était Indienne, mon arrière grand-père était Noir, mon nom porte une empreinte arabe certaine. Et moi je me sens très bien dans ma peau de Brésilien, avec ce sentiment de venir de partout et d'être si bien chez moi. Tenez, une histoire amusante à propos de mon nom. Un jour, je reçois une lettre envoyée par l'ambassade d'un pays arabe. Ma secrétaire téléphone, elle a au bout du fil l'attaché culturel de cette ambassade, qui insiste pour que je corrige mon nom. Il ne fallait pas dire Amado, mais Hamadou, le nom arabe d'origine, selon lui. Parmi les Portugais sont venues, dès le début de la colonisation, des quantités de familles portant le nom d'Amado. Jusqu'où remontaient-elles ? Probablement jusqu'à la conquête arabe de la péninsule ibérique. Mais peut-être aussi avaient-elles une origine juive. Un résumé de l'humanité, disiez-vous ? 

Donc, pour vous, le seul antidote au racisme, c'est le métissage ?

Absolument. J'ai eu à lutter, dès mon plus jeune âge, contre des injustices et des préjugés différents, en particulier contre le racisme, qui est sans doute le préjugé le plus méprisable de tous. Je suis convaincu qu'il n'existe, à la longue, qu'une seule solution véritable : résorber le racisme dans le mélange des races. 

Mais dans certains contextes politiques ou économiques défavorables à certains peuples, à certaines catégories sociales, ce mélange peut-il être autre chose que l'écrasement culturel des plus faibles par les plus forts ?

Il ne faut pas confondre faiblesse économico-politique et faiblesse culturelle. Une culture, même lorsqu'elle est portée par une communauté ou une classe opprimée, peut sauvegarder ses valeurs culturelles et même imposer certaines d'entre elles à ses oppresseurs. C'est arrivé, comme je viens de le dire, pour les populations noires du Brésil, pourtant réduites à l'esclavage, de même que pour les populations noires des Etats-Unis. Dans l'Antiquité, la Grèce n'a-t-elle pas donné l'exemple en hellénisant la culture de Rome qui l'avait vaincue et occupée ? Et plus près de nous, l'Inde, le Pakistan, l'Egypte n'ont-ils pas sauvegardé, et même vivifié et revitalisé, leurs identités culturelles au contact de la culture occidentale coloniale ? 

Qu'en est-il donc aujourd'hui, à l'heure actuelle, du Brésil ? Cet intéressant processus de métissage a-t-il enfin aboli le racisme ?

On vient de fêter le centième anniversaire de l'abolition de l'esclavage. Cela veut dire qu'il y a seulement cent ans, les Noirs — ou les métis à dominante noire — étaient encore des esclaves. Les choses ont beaucoup avancé, mais il reste beaucoup à faire. La division Blanc/Noir recoupe encore, dans une certaine mesure, la division entre les très riches et les très pauvres. Et cela ne favorise pas précisément les sentiments de fraternité. Cela veut dire qu'il faut travailler encore, avec tous les moyens dont on dispose — le combat politique démocratique, les réformes sociales, les œuvres de culture — pour résoudre les problèmes et rapprocher les hommes. Dans le domaine de la culture, notamment, il faut combattre le culte de la violence dans ces formes d'expression très populaires que sont la télévision et le cinéma. Il ne s'agit pas d'interdire des films exaltant la violence, mais de créer des œuvres nouvelles, des films exaltant, au contraire, l'amour, l'amitié, la solidarité. C'est une voie difficile, mais je crois qu'à long terme, c'est la seule bonne. Au fond, depuis le commencement du monde, les choses ont malgré tout avancé, non ? Je ne sais si un jour se réalisera un monde où l'homme cessera d'être un ennemi pour l'homme, où la couleur de la peau ne comptera pas plus que les différences d'âge, un monde enfin fraternel. Mais il faut se battre avec l'espoir qu'on y arrivera. Sans quoi, c'est l'angoisse, une grande misère. J'ai lutté toute ma vie avec cet espoir dans la tête. J'ai eu bien sûr des déceptions, j'ai connu des moments pénibles sous la dictature ou lorsque j'ai dû revenir sur certaines idées que j'avais longtemps tenues pour sacrées. Mais je n'ai jamais perdu cet espoir-là. Si je l'avais perdu, je n'aurais pas pu continuer à lutter, à écrire. Tout aurait été fini pour moi. 

Une image d'espoir ?

L'image du carnaval. Tous ces blonds, ces bruns, ces noirs, qui parlent parfois de séparation entre les races mais qui se retrouvent, se mêlent, dansent ensemble, et finalement se marient entre eux !

2014/11/21

Entretien : Jorge Amado — Antoine Spire (Le Monde de l'éducation, 1989)

« Je pense qu'un jour il n'y aura plus de misère. Sans doute ne le verrai-je pas, moi qui suis vieux. Mais vous, peut-être, ou nos petits-enfants verront ce jour où il n'y aura plus de misère dans le monde » (J. Amado, 89)

1989, l'année de la chute du mur de Berlin, de la fin de la guerre froide et de l'investiture de George H. W. Bush, ancien directeur général de la CIA et de la Zapata Petroleum Company... En France, l'année du bicentenaire de la Révolution, de l'arrestation du milicien Paul Touvier et de l'élection du premier maire du Front National : le marquis de Chambrun, à Saint-Gilles-du-Gard... Au Brésil, le retour du suffrage universel, aussi le massacre de Santa-Elmira... et les 77 printemps de Jorge Amado. 
Né dans une fazenda du Nordeste en 1912, soit une vingtaine d'années seulement après l'abolition de l'esclavage et la proclamation de la République brésilienne, l'Enfant grapiuna, bien qu'ayant grandi sur une terre âpre où la violence était reine et les préjugés vivaces, est devenu le plus doux et le plus généreux des hommes, l'allié des pauvres et des opprimés. 
Toujours, de sa jeunesse militante à sa mort, Jorge Amado s'est tenu aux côtés de ceux qui souffrent et qui peinent, porté par l'espoir que le monde change un jour. Sa vie durant, il a lutté contre la discrimination, les dictatures et l'exploitation de l'homme par l'homme, défendant toujours avec la même passion, et le même courage, la cause des noirs, des femmes ou des ouvriers.
L'entretien qui va suivre se veut donc le tour d'horizon d'une vie et d'une oeuvre secouées par les secousses du siècle et les cahots de l'Histoire ; le parcours d'un homme simple et sincère, très aimé de son peuple, et animé d'un constant souci : la conquête de plus grandes libertés.

***

Le journaliste Antoine Spire a longtemps été l'un des piliers de France Culture (le Panorama, les Voix du silence, le Bon plaisir...), avant que d'être viré de l'antenne par une certaine Laure Adler, au prétexte d'un "engagement idéologique" très largement contestable... et d'ailleurs contesté.


Antoine Spire : Votre popularité fut précoce puisqu'elle a accompagné la publication de Cacao et de Bahia de tous les saints dans les années 1930. Pour nous faire connaître Bahia, vous nous avez invités à vous suivre afin de découvrir les rêves et les mythes de la ville, comprendre que ce monde est défectueux et qu'il faut le changer. On perçoit la source de votre engagement politique : très jeune communiste, vous avez été député du Brésil, puis révoqué, exilé et même mis en prison, ce qui a fait de vous un des porte-parole de tous les déshérités du Nordeste brésilien.

Jorge Amado : La culture du Nordeste d'où je viens est particulière, mais on en retrouve la manifestation dans d'autres régions du Brésil. Ce qui me caractérise, c'est un lien à mon peuple, à sa vie, à sa misère, et aussi à sa joie de vivre. Mon père était né au nord de Bahia; il avait quitté son pays natal pour exploiter une plantation de cacao à Itabuna. C'est là que je suis né. Des années plus tard, en 1929, alors que sa ferme avait pris une certaine importance, survint le krach boursier à New York. Comme tous les fermiers, mon père y perdit beaucoup au profit des grands exportateurs de cacao. Toute mon enfance et mon adolescence c'est ce climat de violence et de lutte. C'est le sujet de mon roman Cacao publié en 1932. Pour moi, Bahia est un peu un commencement. Je crois que le Brésil est né là-bas car le mélange des races y a pris sa source. L'originalité de notre peuple et notre spécificité culturelle viennent de ce mélange des races. En Amazonie, ce sont les Indiens qui sont les plus nombreux, du Nordeste jusqu'à Rio. Au sud, ce sont les Noirs, et quand les Européens ont occupé tout l'Etat, ils ont contribué à ce que le mélange se fasse, ce qui fait que, dans chaque ville, vous avez des Indiens, des Noirs, des Blancs et bien sûr des indigènes. Le mélange des races donne au Brésil sa vérité.

Votre œuvre d'avant-guerre, notamment Cacao, est pleine d'un rapport à la terre. La possession de la terre est à vos yeux une question fondamentale. Le petit peuple du Brésil a été spolié et vous apparaissez comme l'avocat de ce peuple dont vous avez d'ailleurs défendu les intérêts comme député. 

La question de la propriété de la terre est absolument décisive au Brésil. Ce sont des millions et des millions d'hommes qui chez nous, travaillent la terre, mais ceux qui possèdent la terre sont, comme vous le savez, une toute petite minorité de dominateurs. Voilà le malheur du Brésil.

Dans Tocaïa Grande, publié chez nous en 1985, vous nous proposez la saga d'une ville brésilienne. On y retrouve comme une métaphore de ce pays où tout se construit vite et de manière souvent grandiose, mégalomaniaque, avant de tomber en désuétude, dans l'oubli et peut-être en réserve pour l'avenir. 

Cela vient de ce que le Brésil est un pays à cycles, celui de la canne à sucre, de l'or, du caoutchouc, du cacao, du café. Donc, des villes naissent et s'oublient dans ces cycles. Vous en avez un parfait exemple avec le site de Serra Pelada : des milliers et des milliers d'hommes y ont cherché de l'or dans la forêt et, aujourd'hui, on peut voir qu'il n'y a quasiment plus rien, juste un immense cratère ! Si j'ai mis en sous-titre de Tocaïa Grande, « La face cachée », c'est que pour moi, derrière l'histoire officielle d'une ville, d'un pays ou d'un peuple, il y a les hommes et les femmes qui ont fait cette histoire et qui sont le contraire de cette histoire officielle. 

Est-ce à dire que le romancier, l'homme de fiction, serait le « vrai » historien, celui qui mieux que les historiens attestés dirait enfin l'histoire ou, pour ainsi dire, la mémoire ? 

Les historiens, ceux à qui on a confié l'histoire et qui la codifient, ont toujours des obligations avec le pouvoir. Le romancier, lui, est lié au peuple, en tout cas en ce qui me concerne. Nous avons donc deux ordres de vérité, d'un côté celle du pouvoir, de l'autre celle du peuple. Le travail du romancier, pour moi, c'est de dire et de remettre en mémoire 1'histoire du peuple qui est la face cachée de la réalité.

Une vision pour le moins manichéenne du roman mais aussi de la réalité. Le pouvoir contre le peuple, les riches contre les pauvres. 

Je reconnais — on peut juger que c'est ambitieux — que le principal héros de mes livres, mais pas seulement de mes livres, de toute la littérature brésilienne, est le peuple brésilien. Quand j'ai commencé à travailler, le monde, pour moi, était effectivement divisé en deux : d'un côté les bons, de l'autre les mauvais. En ce temps-là, je n'avais pas confiance en moi comme romancier et je n'avais pour objectif que de refléter la réalité que je voyais comme effectivement manichéenne. Progressivement, mes livres sont devenus plus nuancés. 

Votre femme, Zélia Gattaï, raconte dans Un chapeau pour voyager, votre activité de député communiste en 1945-1946 et les voyages que vous faisiez lorsque, notamment, vous avez reçu en 1951 le prix Staline de la paix. Vous avez été alors à Prague — votre fille y est née d'ailleurs — au moment du procès d'Artur London. Quelles ont été vos réactions à l'époque ? 

Je pense que j'ai vécu cela dans le contexte de l'époque. Dans ma vie, j'ai toujours été sincère, je me suis toujours battu pour ce que je pensais, et je me bats encore aujourd'hui avec générosité et sans arrière-pensées. Si vous voulez dire que j'ai été stalinien, c'est vrai. Louis Aragon l'était aussi, Ilya Ehrenbourg, Pablo Neruda, Nicolas Guillen l'étaient. Mais qui n'était pas stalinien après la guerre ? Nous pensions que Staline avait gagné la guerre, qu'il avait sauvé le monde du nazisme. A posteriori, je ne suis pas content de tout ce que j'ai écrit à l'époque. Aragon, lui, a réécrit Les Communistes. Moi, je ne renie rien de ce que j'ai écrit ou fait dans ma vie. Je n'ai jamais voulu corriger mes livres. 

Justement, Les Souterrains de la liberté ne relèvent-ils pas de ce qu'on pourrait appeler le stalinisme littéraire ? Le livre regorge de discussions politiques entre des personnages monolithiques : grands propriétaires, fascistes, communistes avec lesquels le lecteur apprend surtout que le Parti a toujours raison.

Pourtant, c'est un tournant dans mon travail d'écrivain : mon premier roman long. Il ne faut pas non plus oublier le contexte de la guerre froide dans ces années-là. Mes livres sont là, avec leurs erreurs, liés à mon histoire personnelle. Puisque vous parlez du procès London, j'étais à Prague à ce moment-là et j'étais l'ami de Gérard [nom de résistance d'Artur London] et de Lise, sa femme. Incontestablement, L'Aveu qu'ils ont écrit par la suite a eu un rôle très important. Mais à ce moment-là, voyez-vous, nous étions très crédules. Je savais bien que London ne pouvait pas être le criminel que l'on prétendait, mais je me demandais s'il ne s'était pas trompé, parce qu'à mes yeux la vérité du Parti l'emportait sur toute autre considération. Ce que le parti disait, pour moi, c'était la vérité. Même Lise, sa femme, a d'abord pensé ainsi. Et puis le doute s'est emparé de moi. Et si le Parti mentait ? Je commençais seulement à me poser des questions; j'interrogeais ici ou là mais, vous savez, tout cela ne s'est pas fait en un jour. On ne peut pas, en quelques jours, changer de point de vue sur le communisme, d'autant que c'était le sens de ma vie. Depuis ma jeunesse, depuis 1932, j'étais lié à la Jeunesse communiste. C'était mon monde, mon univers et ma vérité. 

Cette évolution politique a-t-elle eu un impact dans votre œuvre ? 

Bien sûr. En 1942 j'avais publié Le Chevalier de l'espérance, c'était la vie de Carlos Prestes. Comme vous le savez, il était alors secrétaire général du Parti communiste brésilien, emprisonné. Mon objectif était d'obtenir l'amnistie pour lui et les autres communistes incarcérés, cela ne pouvait pas être une biographie nuancée : j'étais alors en exil en Argentine. Ensuite j'ai beaucoup évolué, entre 1949 et 1955. Je peux dater le moment où j'ai arrêté de travailler pour le Parti. C'était en décembre 1955. Exactement à Noël. Pendant dix ans j'avais vécu et travaillé comme un fonctionnaire du Parti. La seule différence était que les permanents étaient payés, mal payés mais payés, et que moi je devais, pendant la même période, vivre de mon travail d'écrivain. Ainsi j'ai publié Les Chemins de la faim où j'ai abordé les problèmes essentiels du Sertão : le drame de la sécheresse et des grands latifundia. Le livre est en fait beaucoup plus axé sur ces grandes propriétés que sur la sécheresse. Celle-ci est une toile de fond, mais la grande propriété c'est un fléau contre lequel on peut se battre. C'est de là que viennent toutes les calamités qui s'abattent sur les habitants du Brésil que je décris dans ce livre. Evidemment, les livres de cette époque reflètent mon engagement. Mais je ne regrette rien, même si tous les critiques ont été assez durs avec ces livres-là. Pour moi, Gabriela, publié après 1956, est le roman qui correspond à mes désaccords avec le Parti communiste. Au moment des événements de 1956 en Hongrie, quand les prises de position libérales furent étouffées par l'Union soviétique, je ne pouvais plus être d'accord avec ce qui relevait d'un sectarisme étroit et qui s'alignait sur l'étouffement de toutes les tentatives de démocratisation à Budapest. J'avais décidé d'écrire une histoire d'amour, mais sans abandonner le contexte social, la réalité brésilienne. Cela n'a pas empêché les communistes de me critiquer vertement. Gabriela était un livre plein d'humour et c'est sans doute ce qui explique qu'il est encore aujourd'hui mon livre le plus populaire. C'est un livre optimiste sur la vie, optimiste quant à l'avenir du Brésil. Il correspond dans notre pays à une période de très grand dynamisme culturel. Avant Gabriela, mes personnages étaient moins des individus que des collectivités qui parlaient à travers les individus. A partir de Gabriela, on voit surgir des personnages qui sont sans doute des individus à part entière. Vous savez probablement que de nombreux critiques littéraires, souvent proches de moi, ont vomi ce livre !

Ils vous reprochaient d'avoir quitté le terrain militant de la lutte des classes en devenant le porte-parole des marginaux, des putains et des vagabonds; dorénavant, il semble que c'est là que vous aimez placer la liberté. Cette apologie de la débrouillardise individuelle ne rend-elle pas équivoque le message politique ? Vous avez raconté que votre ami Ilya Ehrenbourg vous disait : « Jorge, nous sommes des écrivains qui ne pourront pas écrire leurs mémoires. » Lui donnez-vous raison aujourd'hui ? 

En un sens oui. Il y a des choses que j'ai vécues et qui furent mes expériences, mais qui ne peuvent pas facilement être transmises par des mémoires. Mais mon amour pour les déshérités est un attachement à leur présence sensuelle qui participe de l'atmosphère de la ville. Ils souffrent d'analphabétisme, de maladies, de mort précoce. Mais j'aime leur aptitude à aller de l'avant ! Leur capacité de faire la fête en dépit des souffrances. 

Il y a chez vous plusieurs types de femme, mais incontestablement la putain a une grande importance. Faut-il préciser qu'il y a différentes prostituées dans votre œuvre ? Vous semblez très bien les connaître. 

Oui, je les connais bien depuis toujours. D'une certaine façon, j'ai grandi dans les maisons de prostitution. Quand les travailleurs venaient de la fazenda, de la ferme de mon père au village, ils m'emmenaient, alors que j'avais à peine dix ans. Ils allaient sur les marchés, à la foire, et ils finissaient leur journée à la maison des prostituées. J'étais enfant et je restais là à les attendre. J'ai écrit cela dans un petit livre qui s'appelle L'Enfant du cacao. Je me souviens encore des gestes maternels que ces femmes avaient à mon égard. Elles m'ont aussi appris la générosité et la tendresse du monde. Dans Tocaïa Grande, j'ai raconté l'histoire d'une prostituée qui, à 40 ans, devient une femme rangée. Dans le livre, elle est d'abord un personnage secondaire, avant la fameuse scène où elle est avec un Turc qu'elle nettoie après l'acte sexuel. Et puis elle se transforme. Elle n'est plus la prostituée mais d'une certaine façon l'accoucheuse, la sage-femme de Tocaïa Grande

Il y a d'autres types de femme dans votre œuvre : cette Dona Flor, cette honnête femme, veuve puis remariée, qui hésite face aux avances sexuelles du spectre de son mari défunt. Cette Antonieta, dite Tieta, qui ne possède rien que ses charmes de « jolie maîtresse » et une extraordinaire rage de vivre; elle est à la fois femme légère, protectrice de sa famille, en lutte contre l'installation d'une usine polluante, la « Jeanne d'Arc du Sertão ». Toutes les femmes du monde en quelques-unes ? 

Comme je dis dans un de mes romans, « on ne peut enlever toutes les femmes du monde, mais on doit faire des efforts dans ce sens ».

Votre observation minutieuse du peuple brésilien n'est pas pour autant le fruit d'une étude psychologique. C'est une suite d'images, qui nous permet de comprendre comment vos héros se transforment. Dans La Boutique aux miracles, votre héros est à la fois un grand érudit et un connaisseur des mœurs et des habitudes de Bahia. Il est appariteur à l'université, mais aussi faiseur de miracles. Vous le décrivez comme un sociologue amoureux des femmes ou comme un misérable fréquentant les bars et ne reculant pas devant l'escroquerie. Ce qui vous intéresse c'est plus son comportement de marginal. 

Oui. C'est sans doute ce qui marque mon appartenance aux romanciers d'Amérique au sens large du terme, englobant le Nord, avec les Steinbeck et les Faulkner, mais aussi l'ensemble de l'Amérique latine, par opposition aux romanciers européens qui ont une vision plus intellectuelle de l'homme et de ses problèmes. 

Derrière cette critique du roman européen je m'interroge pour savoir si vous n'êtes pas finalement l'héritier des critiques que les communistes faisaient aux intellectuels en disant que, avec eux, les choses sont toujours trop compliquées, et que la psychologie ne rend pas compte de la réalité. Et je constate que, parmi vos personnages, il n'y a pas d'intellectuel. 

Cela ne relève pas d'un choix politique. Il m'est arrivé de dire que j'étais un écrivain et non pas un intellectuel. Je ne suis pas un homme de lettres. Vous ne pouvez pas mesurer mon ignorance ! Elle est immense. Ma préoccupation c'est seulement de raconter la vie des gens comme elle se passe. Les Brésiliens reconnaissent mes personnages dans la rue. Aussi bien, ce sont eux, mes personnages, qui écrivent mes livres. 

Vous vous décrivez donc comme un conteur ? 

Oui, un conteur fortement influencé par la littérature populaire. 

Les Noirs jouent un très grand rôle dans vos livres. On a l'impression que cette racine africaine du Brésil vous importe énormément. Lorsque vous décrivez des danses ou des situations où des personnages sont face à face, on a souvent le sentiment d'être dans une espèce de bal. Vous, l'homme blanc, expliquez à merveille cette identité noire. 

Mais je ne suis pas blanc ! Je suis Brésilien. Ma grand-mère maternelle, Emilia, était une petite indienne. Je l'ai bien connue. Elle a eu son premier enfant à onze ans après avoir été violée dans la forêt par un chasseur : « prise » comme on le ferait d'une proie. Le sang indien est donc très présent chez moi. Mais j'ai aussi du sang blanc. Les Amado, on en rencontre en Europe : en Espagne, au Portugal et même en Hollande. Les Amado de ma famille sont peut-être venus avec des colons qui étaient des chrétiens nouvellement convertis : des juifs persécutés par l'Inquisition qui s'étaient enfuis en Hollande puis repartaient avec les métropolitains en Amérique du Sud. 

Vous n'avez donc pas de racines noires ? 

Mais si. La grand-mère de mon père, c'est-à-dire mon arrière-grand-mère, dont le père avait un commerce, était d'une famille d'origine portugaise et elle s'est mariée avec un Noir qui était employé de son père. Les Noirs musulmans étaient plus cultivés que les Portugais. Ils étaient engagés pour être précepteur des enfants ou pour faire la comptabilité. Cette femme-là était donc très amoureuse de ce Noir et elle l'a épousé. Seulement le Noir a pris son nom à elle. Il n'avait peut-être pas de nom de famille, son nom s'était perdu en Afrique, et donc si ma peau est blanche elle est le résultat à la fois d'un sang noir, d'un sang blanc et d'un sang indien. 

Vous êtes en train de nous faire l'éloge du métissage ! Pensez-vous que toute la société brésilienne accepte vraiment ce métissage comme une valeur ? 

Non, pas du tout. Ni les Blancs, ni les Noirs. Pendant des années, les Blancs ont nié les valeurs culturelles noires. Tout ce qui était noir existait, mais les gens refusaient d'en parler. Aujourd'hui, les intellectuels noirs qui ont découvert la négritude avec les Noirs américains et les jeunes intellectuels des Républiques d'Afrique, sont opposés, eux aussi, au métissage. Je ne crois pas qu'il y ait un seul Noir au Brésil qui n'ait une goutte de sang blanc. Un Noir dont l'arrière arrière-grand-père ou grand- mère ne se serait marié qu'avec des Noirs, je pense qu'il n'y en a pas au Brésil. Et c'est sans doute ce qui fait la force de notre pays. Les Noirs lui ont apporté la joie de vivre, le soleil d'Afrique, la danse, les chants, toutes les valeurs de la forêt, et les dieux notamment. Les Blancs nous ont apporté beaucoup de choses, de très bonnes choses. Les lndiens aussi, mais je pense que ce mélange a donné un type de gens particulier au Brésil. Je ne connais aucun pays au monde, et comme vous le savez j'ai pourtant beaucoup voyagé, je ne connais donc aucun peuple où l'étranger se sente moins étranger qu'au Brésil. Toute ma vie a d'ailleurs été liée au combat contre le racisme et je constate que le mélange des races est finalement la meilleure solution à ce problème. 

Vous exhalez un optimisme communicatif et tous vos romans sont pleins d'une vie luxuriante. Lorsque vous parlez des Noirs, vous en faites des hommes grands et forts. Le héros de Bahia de tous les saints est un boxeur qui tape puissamment ses adversaires, un peu comme si vous étiez sensible au mythe d'une Afrique, pays du soleil, de la joie et de la force. 

Je ne parle que du Brésil. Je dis la vérité. Pour moi, il y a une joie de vivre chez tous les Brésiliens et on doit cette joie de vivre aux Noirs. Voilà l'essentiel. En Inde, où la situation de misère est comparable à celle du Brésil, les gens sont un peu perdus. Ils n'ont pas d'espoir. Alors que chez nous il y a cette joie de vivre. Les Noirs sont venus chez nous avec une religion fétichiste; je m'étais battu aux côtés de ces gens contre la persécution religieuse qui les frappait au Brésil. J'ai réussi à faire passer une loi, lorsque j'étais député, qui garantit, aujourd'hui, la liberté religieuse. Mais si j'ai de la sympathie pour ce culte c'est parce que, pour ces Noirs, il n'y a pas d'enfer ni de péché. Ce qui compte, c'est la rencontre des hommes avec les dieux pour chanter et pour danser. Voilà la source d'une joie de vivre que les Noirs nous ont apportée et qui a donné le boxeur dont vous parlez. 

Cette religion c'est le candomblé, elle est particulièrement présente dans votre livre La Boutique aux miracles. Mais comment une expression religieuse mystique peut-elle ne pas choquer l'idéologie marxiste d'un Jorge Amado ? 

Vous savez que je n'ai aucune religion. Mais cette culture est décisive pour comprendre la formation du Brésil comme nation. Le candomblé est d'origine africaine, mais il a beaucoup évolué en se perpétuant au Brésil ; chez nous, tout s'est mêlé : quand les esclaves noirs n'avaient pas le droit d'adorer leurs dieux, ils les ont remplacés par les grands personnages de la religion catholique ; c'est ainsi que leur déesse de l'eau s'est réincarnée dans la Vierge Marie et que le dieu des métaux a été rebaptisé Saint Antoine, pour ne prendre que deux exemples. Il faut savoir aussi que chez moi, à Bahia, les plus grandes cérémonies candomblées se déroulent dans des églises au même endroit que la messe catholique. Les Brésiliens se disent tous catholiques, mais la hiérarchie catholique ne reconnaît pas cette particularité; le cardinal de Bahia a déclaré que les religions africaines doivent avoir leur place, mais qu'elles ne doivent rien avoir à faire avec la religion catholique et l'Eglise. Je ne suis pas d'accord avec ça. Je suis absolument partisan du syncrétisme, du métissage des hommes et des cultures. D'après moi, le candomblé est une religion très sympathique car elle ignore l'enfer et le péché. 

Non seulement le candomblé vous est sympathique, mais vous en êtes l'un de ses principaux dignitaires ! 

C'est vrai que j'ai été désigné comme prêtre, on dit « Oba ». Ils m'ont invité à participer aux célébrations parce que pour eux je suis un sage et moi, je me suis fait un devoir d'accepter. Mais ils ne m'ont jamais demandé si je croyais ou non. 

Vous avez une très grande tendresse pour les gamins. Je pense bien sûr à Capitaines des sables, ce merveilleux livre qui évoque les enfants de la rue, des enfants qu'on peut voir encore aujourd'hui dans les rues des grandes villes au Brésil. Ils sont exploités, crevés, ils vivent de petits boulots et parmi eux, curieusement, vous ne décrivez pas de Noirs. Il y a seulement, dans ce livre, le portrait d'un grand Noir. Comme si les enfants noirs, eux, n'étaient pas dans la rue. 

Oui, vous avez raison. Mais la situation de ces gamins s'est aggravée depuis l'époque que je décris dans Capitaines des sables. Ils sont beaucoup plus nombreux et si, autrefois, c'étaient des enfants abandonnés, de petits voleurs, ils sont aujourd'hui marqués par la drogue et la surexploitation. L'enfant ne peut pas être considéré comme criminel. Aussi voit-on les bandits les utiliser et les faire travailler. Toujours est-il que si les héros de Capitaines des sables sont des enfants, c'est qu'ils me touchent plus que d'autres. Ils m'ont touché quand j'étais jeune homme mais ils me touchent encore aujourd'hui. 

Vous avez une grande indulgence pour la petite escroquerie et pour l'astuce de ceux qui savent rouler les autres et trouvent le moyen de vivre sans travailler. Je pense au héros de Bahia de tous les saints qui mendie, mais sait sortir son petit couteau pour dire au passant : « Allez, donne-moi quelques milreis. » Il reste sympathique, alors que celui qui se fait dépouiller est décrit comme abruti et trop bête pour garder son argent. 

Effectivement, ma sympathie va vers ces gens-là. Parce que, quand j'étais jeune homme, j'ai vécu une vie très libre à Bahia, alors que je commençais à travailler dans le journal local à 14 ans. Ces voyous étaient mes copains et je me sens encore très proche d'eux. Si je suis un écrivain populaire, c'est parce que je touche, véritablement, une certaine fibre populaire en étant une sorte de conscience du peuple. 

Mais il y a autre chose que la reconnaissance populaire. Votre travail sur la langue a de l'importance. Vous justifiez votre pratique par le fait que le peuple du Brésil se reconnaît en vous. C'est sympathique mais c'est aussi ambigu, car qui nous dit que le peuple ne se trompe pas ? Il arrive au peuple de se reconnaître dans des dictatures, ou de croire que ces dictatures le représentent. Alors ne recherchez-vous pas autre chose que cette reconnaissance populaire ? N'êtes-vous pas concerné par la spécificité du travail d'écrivain sur la langue et dans la langue ?

Je suis un écrivain qui est très marqué par le récit oral, ce récit oral qui traite des Noirs dont nous avons parlé, cette littérature populaire, venue de la péninsule Ibérique, pleine de feuilletons et qui m'a formé. J'écris donc dans la langue du peuple de Bahia, dans une langue populaire et j'ai sans doute fait un effort pour en faire une langue qui est aussi littéraire. 

Vous êtes incontestablement l'écrivain de la vie. Mais je m'étonne, en ce qui concerne la mort, de ce qu'elle soit peu présente dans votre œuvre. Bien sûr, dans Tocaia Grande, dans La Boutique aux miracles, dans Capitaines des sables, on voit des enfants touchés par une épidémie de variole, mais la mort est toujours un peu minimisée, tournée en dérision. 

Je reconnais que c'est un thème pour lequel je n'ai aucune sympathie. Dans une préface à la traduction russe des Terres du bout du monde, Ilya Ehrenbourg a écrit que mes livres concernent toujours l'amour et la mort. Moi je pense que l'amour triomphe toujours de la mort. C'est vrai qu'elle est omniprésente dans Tocaïa Grande qui est une forme de synthèse de mes livres, et qui finit avec la mort de tous les personnages, mais je l'ai écrit quand j'avais déjà 73 ans, en 1985. 

Dans Les Deux Morts de Quinquin-la- flotte, votre héros, qui a atteint l'âge de 120 ans [errare humanum est], ne peut plus continuer son existence de fonctionnaire minable. Il quitte tout, s'installe dans un misérable taudis, boit beaucoup, joue aux cartes et devient le « Roi des vagabonds de Bahia ». Comme il aurait toujours voulu être marin, lorsqu'on l'enterre ses amis disent: « Pauvre Quinquin, tu n'auras pas accompli tes vœux, tes souhaits. » Aussi finissent-ils par le prendre et le faire boire en lui versant quelques rasades d'alcool dans la gorge avant de l'amener sur un bateau. II finira par mourir d'une deuxième mort. 

Dans ce livre, j'ai voulu montrer comment l'homme peut accomplir sa destinée. On dit toujours chez nous que la destinée se fait en Dieu, que l'on est obligé de l'accomplir. Quinquin voulait mourir comme un vieux marin qu'il n'était pas. Avec l'aide de ses amis, il va quand même finir par avoir la mort qu'il désirait, celle d'un vieux marin. Accomplir sa destinée, même après la mort avec l'aide de ses amis, voilà une idée qui m'est très chère. 

Où l'on retrouve votre indéfectible optimisme qui est à la fois individuel et social. Je pense bien sûr à L'Invitation à Bahia que vous terminez en écrivant : « Un jour la misère n'entachera plus tant de beauté, tant de poésie, les mystères de la ville de Salvador de Bahia de tous les saints » Croyez-vous vraiment que la misère n'entachera plus tant de beauté ?

Je pense qu'un jour il n'y aura plus de misère. Sans doute ne le verrai-je pas, moi qui suis vieux. Mais vous, peut-être, ou nos petits-enfants verront ce jour où il n'y aura plus de misère dans le monde. Il y aura la fraternité, j'en suis certain. Regardez la vie d'aujourd'hui : elle s'est incontestablement améliorée. Bien sûr, c'est toujours difficile, le monde avance à petits pas, mais je crois qu'il avance !

2014/11/15

Entretien : Jorge Amado — Tony Cartano (Le Magazine littéraire, octobre 1984)

« Personne n'empêchera l'humanité de marcher vers le socialisme, à condition que socialisme et démocratie ne fassent qu'un, que la liberté d'action et de parole de chacun soit respectée, que le bonheur collectif passe par le bonheur individuel » (Jorge Amado, 1984)

Si 1984 est le plus célèbre roman d'anticipation de George Orwell, c'est aussi l'année où les généraux brésiliens regagnent enfin leurs casernes, après vingt ans de dictature marqués par des centaines de meurtres et des millions de tortures infligées au nom de la "menace communiste" :

« J’ai reçu des chocs électriques sur les mamelons, dans le vagin, dans l’anus... devant mes enfants de quatre et cinq ans » témoignait récemment une ancienne prisonnière politique.

***

Nineteen eighty-four, Palais de l'Elysée, sous la verrière du Jardin d'hiver, un homme reçoit la légion d'honneur des mains du président Mitterrand : « Maître du roman contemporain et grand ami, s'il en fut, du peuple français...» déclare solennellement le président en épinglant la rosette au revers du veston. Visiblement très ému, l'homme sourit, les yeux dans le vague, comme perdu dans son passé qu'il contemple du haut de ses 72 ans. Sans doute se rappelle-t-il avoir été, lui aussi, longtemps considéré comme une "menace" par les autorités françaises : expulsé du territoire national sous Vincent Auriol, en 1949, puis à nouveau autorisé par de Gaulle à fouler notre sol, en 1965... et aujourd'hui décoré d'une des plus hautes distinctions, cet homme a traversé l'Histoire et même écrit l'une de ses meilleures pages : la lutte contre le nazisme.

C'est donc en acteur et témoin de son temps que Jorge Amado répond, quelques jours plus tard, aux questions de Tony Cartano, du Magazine littéraire. Face au journaliste un chouïa prétentiard, Amado retrace son parcours d'homme et d'écrivain, tout en nous instruisant du folklore brésilien. Se montrant intarissable sur le candomblé ou l'art de la capoeira, il sait aussi rester calme et courtois même lorsqu'il est gentiment traité d'homophobe repenti — aberration — ou que lui est reproché le "manichéisme" de ses premiers romans — foutaises ! En fait, Tony Cartano n'aime pas la littérature engagée, celle des vérités qui dérangent :


"Anti-américanisme primaire" : la critique des Etats-Unis pour leur ingérence et leur implication dans l'établissement de dictatures chez leurs voisins d'Amérique latine.

"Catéchisme prolétarien" : la dénonciation de l'exploitation des travailleurs et des ouvriers agricoles par les gros planteurs de cacao.

"Pavé imbuvable" : la passionnante histoire des individus qui luttent, et parfois meurent, pour regagner leur liberté.

"Manichéisme" : d'un côté, les 1% de riches propriétaires qui possèdent 50% des terres cultivables et, de l'autre côté, les 50% de paysans pauvres qui n'en ont seulement que 3%. 

"Personnages stéréotypés" : la confrontation des points de vue par le biais d'un très vaste panel de personnages tirés de la réalité ; leurs intérêts, leurs convictions, leurs motivations...

Le Magazine littéraire

Tony Cartano : Dictionnaires et notices biographiques indiquent que vous êtes né à Ilheus, état de Bahia, en 1912...

Jorge Amado : En réalité, je suis né dans une plantation de cacao située sur le territoire de la commune de Itabuna, à l'est d'Ilheus, à une centaine de kilomètres de la côte Atlantique. En langue indigène, Itabuna veut dire pierre (ita) noire (buna)... J'avais quatorze mois lorsque survint la crue du fleuve qui ravagea la plantation de mon père. Je raconte cet épisode dans Terre violente. Il y eut une épidémie de variole. Et nous nous sommes enfuis vers Ilheus. Pour assurer notre subsistance, mon père et ma mère se sont mis à fabriquer des sabots de bois. Mon père était originaire du Sergipe, au nord de Bahia, dans la région du cacao. Il avait quitté son pays natal très jeune pour exploiter cette petite plantation. J'avais six ans quand il a pu acheter un autre bout de terre et recommencer à planter du cacao. Dix ans plus tard, sans être un gros planteur, il possédait enfin une ferme d'une certaine importance. Mais en 1929, survint le krach à la bourse de New York : les fermiers ont beaucoup perdu, les gros exportateurs s'emparant d'une bonne partie des terres. Jusque-là, mon père pouvait compter sur une récolte de cinq mille arrobes (soit soixante-quinze tonnes), il s'est retrouvé avec seulement mille arrobes, et ce jusqu'à la fin de sa vie. Toute mon enfance, mon adolescence, c'est le cacao. Et les luttes, la violence de cet univers... Un jour, je devais avoir trois ou quatre mois à l'époque, mon père se tenait sur la véranda de notre maison et coupait de la canne à sucre pour son cheval. Soudain, un type lui a tiré dessus (cela lui est d'ailleurs arrivé trois fois). La balle a tué le cheval et une cinquantaine de plombs sont venus frapper mon père à la poitrine. Il en conserva la marque dans sa chair toute sa vie... C'est de cette violence qu'est né un roman comme Cacao, publié en 1932 et que j'ai écrit à dix-neuf ans.

Ce n'était pas votre premier roman...

En effet. Un an plus tôt, j'avais écrit Le pays du carnaval, un court récit moins intéressant que Cacao. Un jeune homme y réfléchissait sur l'état du Brésil et, bien sûr, il ne voyait pas les choses telles que je les vois aujourd'hui. 

Ce garçon était, comme vous, en quête d'un idéal politique. Quel était le contexte d'alors ?

Sortant de chez les jésuites, j'étais en pleine crise de conscience. Le pays du carnaval se voulait comme une sorte de libération. Je l'avais écrit avant la grande « révolution » de 1930 qui marque le passage du Brésil ancien au Brésil moderne. Contrairement à nos habitudes, il ne s'agissait pas d'un vrai coup d'Etat ! Quoi qu'il en soit, c'est l'époque de l'industrialisation, du développement. Et l'émergence d'un grand mouvement littéraire...

Avec des écrivains comme Graciliano Ramos, Jose Lins do Rego et vous-même... 

Oui. Nous emboîtions le pas à cette révolution. Avant, la littérature était plus romantique, profondément influencée par la France, Victor Hugo notamment. La poésie dénonçait l'esclavage. Nous étions en plein indianisme.

Votre prise de conscience date, bien sûr, de ce temps-là. Pouvez- vous me préciser comment les choses se sont passées ?

Etudiant à l'université de Rio de Janeiro, je suis devenu l'un des dirigeants du mouvement étudiant. Cacao est le résultat de cet engagement à gauche.

Est-ce un livre autobiographique ? 

Pas vraiment. Certes, il résulte de ma connaissance intime de la vie sur les plantations, mais c'est tout. Aucun de mes livres n'est à proprement parler autobiographique. En revanche, je ne peux écrire qu'à partir de mon vécu. 

Dans l'exergue, vous vous demandez à vous-même si Cacao est un roman prolétarien...

C'était la mode. On découvrait au Brésil le grand roman engagé de l'Américain Michael Gold, Jews without money, qui eut un retentissement énorme. C'était l'époque des fresques soviétiques — La déroute de Fadeïev, Cavalerie rouge de Hable, Le torrent de feu de Sérafomovitch — et des héros « positifs », la littérature russe manifestait une force épique indéniable. J'étais tout jeune et tout prêt à gober cette histoire parfaitement imbécile de roman prolétarien ! 

Il y a dans Cacao un manichéisme évident : d'un côté, les bons (les ouvriers agricoles), de l'autre, les méchants (les propriétaires terriens).

Oui. D'ailleurs, les universitaires américains qui étudient mon œuvre aiment bien à se livrer à ce type d'analyse. L'un d'eux, qui vient de me consacrer un ouvrage, considère même que ce manichéisme n'a pas disparu de mes œuvres les plus récentes. C'est vrai : il y a toujours un parti pris pour les pauvres, le petit peuple de Bahia.

Le tournant dans votre œuvre correspond pour moi à la publication de Gabriela, girofle et cannelle en 1958. 

De 1930 à 1937, j'ai écrit un roman par an. Le pays du carnaval, Cacao, Sueur... Bahia de tous les saints en 35, puis Mar morto en 36, et Capitaines des sables en 37. Cette série de livres forme un tout : du point de vue littéraire, et pas seulement politique (car mon engagement en faveur du peuple s'est maintenu jusqu'à aujourd'hui). J'utilisais alors une espèce de discours politique parallèle à l'action romanesque, comme si je doutais des capacités du lecteur à qui je désignais les mauvais. Il faut dire qu'en 37, tous ces livres étaient interdits au Brésil par la dictature de l'Estado Novo... 

En quelle année avez-vous adhéré au Parti communiste ?

J'étais à la Jeunesse communiste, mais ne suis devenu militant du Parti qu'en 40-41.

C'est l'époque de votre exil en Uruguay...

Oui. J'y suis resté jusqu'à fin 45. C'est là-bas que j'ai écrit Terre violente, La terre aux fruits d'or et Les chemins de la faim

Puis en 54, il y a Les souterrains de la liberté, votre dernier livre communiste.

Stalinien, dirais-je. Pendant presque dix ans, je suis resté sans écrire pour me consacrer à ma tâche de cadre du Parti. Pas fonctionnaire, non, on ne me payait pas ! Jusqu'au jour où j'ai compris que ce n'était plus possible : il fallait choisir entre l'écrivain et le militant.

Dans ces conditions, comment avez-vous pu écrire les mille deux cents pages des Souterrains de la liberté ?

Petit à petit, pendant les années d'après-guerre... En 55, et donc avant le XXe Congrès (il ne faudrait pas croire que j'ai cessé de militer à cause de ce congrès, car dès 54, je savais à quoi m'en tenir à propos de Staline), j'ai dit aux camarades mon intention de retourner à l'écriture. Ils ont insisté: « Nous avons besoin de toi, tu es un écrivain connu ». Cette célébrité dont j'ai bénéficié très jeune me permettait en effet d'accomplir des choses que d'autres communistes ne pouvaient pas faire. J'ai été député à la Constituante, puis à la Chambre. Au retour d'un voyage en Argentine, fin 55, ma décision était prise. On m'a supplié d'attendre encore un peu. J'ai tenu bon. Je restais membre du P.C, mais sans militer. Tandis que notre direction se rendait à Moscou pour le XXe Congrès, moi je créais avec Oscar Niemeyer un journal culturel. Après les révélations de Khrouchtchev, j'ai cessé tout rapport avec le Parti, sans démissionner et sans être exclu. La tempête soufflait sur tout les partis communistes, y compris au Brésil, et moi j'écrivais un roman d'amour, Gabriela. Ce livre m'a valu de vives attaques de la part des staliniens du parti. Avec Quinquin la Flotte, ce sera encore pire ! 

Vous aviez abandonné le réalisme-socialiste.

Eh oui, je mettais en scène de drôles de héros positifs : des vagabonds ! Encore que, si l'on y regarde de plus près, on trouvera des vagabonds dans toute mon œuvre, y compris celle de la période prolétarienne. Mais tout ça, c'est du passé. Aujourd'hui, je garde de bonnes relations avec les communistes. Bien que n'étant plus communiste, je viens d'appuyer de tout mon poids la demande de légalisation du P.C. brésilien.

Où en est l'ouverture démocratique dont on parle depuis quelque temps ?

Ça va !... Nous allons élire un nouveau président. Le peuple n'est pas concerné, seuls les grands électeurs auront le droit de voter. Mais les choses sont telles que nous pouvons malgré tout gagner cette élection. Cela ne changera rien au niveau du gouvernement. Mais gagner les élections au niveau du collège électoral signifierait que l'Alliance démocratique, qui va des conservateurs libéraux à la gauche très radicale, pourrait soutenir son candidat à la présidence, — un homme très capable, très cultivé, pas un révolutionnaire non, plutôt un politicien rusé, un conservateur favorable à la justice sociale. Un homme de transition, en somme. 

Un peu comme en Argentine ?

Exactement. La différence, c'est qu'au Brésil, nous ne subissons pas un fascisme véritable. Nous avons eu notre lot de tortures et de brutalités, mais pas à la mesure de l'Argentine. Là-bas, on ne compte plus les milliers de disparus. La victoire de la démocratie dans ce pays nous aide beaucoup. J'étais à Buenos Aires au mois d'avril dernier, j'ai rencontré Alfonsin, c'est un homme remarquable. Mais d'un autre côté, la situation en Argentine nous dessert aussi car, du coup, nos généraux à nous ont peur ! 

Et la censure ? Après 64, elle était terrible...

Surtout dans les années 68-70. En ce moment, on ne pas dire qu'elle soit très dure, sauf pour des questions de mœurs, au cinéma par exemple... En 68, nous avions un ministre de la Justice terriblement réactionnaire. Il avait concocté un projet de loi instaurant la censure préalable; nous devrions soumettre nos manuscrits avant publication. J'ai téléphoné à Erico Verissimo, un écrivain de Porto Alegre qui est mort depuis, un grand ami (lui et moi étions les deux écrivains les plus connus du Brésil)... Et nous avons décidé de signer et publier une déclaration commune affirmant qu'en aucun cas nous ne soumettrions nos textes aux censeurs. Nous préférions encore l'interdiction et publier à l'étranger. 

Est-ce que cette prise de position vous a attiré des ennuis ?

Non. Les généraux ont même reculé et retiré leur projet de loi. A partir du moment ou la presse acceptait de publier notre déclaration (et heureusement, c'est ce qui est arrivé !), un vaste mouvement d'opinion s'est déclenché. De nombreux écrivains se sont joints à nous... J'ai toujours lutté contre la censure. Il y a trois ans, avant l'amnistie et l'adoucissement du régime, il y avait environ cinq cents livres interdits, dont un à moi. Mais tous les autres, y compris Les souterrains de la liberté, étaient en vente libre. Ces messieurs ne lisent pas ! En revanche, une romancière homosexuelle, une très bonne romancière, tombait sous le coup de cette interdiction. J'ai signé un manifeste en sa faveur. Son cas était plus difficile : ceux qui étaient d'accord pour défendre les ouvrages censurés pour raisons politiques, rechignaient à la faire pour une machonna ! A mon sens, il fallait aussi se battre pour sa liberté à elle, en tant qu'homosexuelle et en tant que romancière.

Mais, dites-moi, il fut un temps où vous n'étiez pas si tendre pour les homosexuels, comme en témoignent plusieurs allusions aigres-douces dans Les souterrains de la liberté

Que voulez-vous, j'étais à cette époque beaucoup plus réactionnaire, au sens profond du terme, que je ne le suis aujourd'hui ! C'est vrai, j'étais machiste ! Les communistes étaient très puritains. 

A cet égard comme à d'autres, je vous avouerai franchement que ce livre, Les souterrains de la liberté, me gêne beaucoup dans votre œuvre. Votre éditeur français affirme sur la quatrième de couverture que c'est « un maître-livre ». Et vous, dans votre préface écrite en novembre 83 (soit trente ans plus tard), vous semblez plus prudent. Vous dites que c'est un livre « qui date ». Vous l'assumez, mais n'en paraissez pas trop fier...

Ce n'est pas le problème. Je l'ai écrit, voilà tout. Je ne renie rien de ce que j'ai écrit ou fait dans ma vie. Ce qui ne signifie pas que j'en sois forcément content. Le stalinisme fut une chose terrible. Mais pour nous, Staline était grand, il avait conduit l'Union soviétique à la victoire et nous avait sauvé du nazisme. Nous pensions qu'il luttait pour le seul bonheur du peuple... Quant à Souterrains, je n'ai jamais voulu le retoucher. Aragon a récrit les Communistes. A chacun sa façon. Je n'ai jamais corrigé un seul de mes livres a posteriori : ils sont là, avec leurs défauts, leurs erreurs... Mais, sans vouloir à tout prix défendre ce roman, je voudrais tout de même dire que du point de vue romanesque, ce fut pour moi une entreprise importante. Jusque là, je n'avais écrit que des romans courts, de moindre envergure. Ce livre m'a apporté une expérience romanesque très utile pour la suite de mon travail. Je prévoyais même d'en faire une trilogie... 

Dans cette préface, vous justifiez votre démarche par l'existence de la guerre froide.

La guerre froide nous a poussés au sectarisme. Je dis nous, car je suis loin d'être le seul écrivain dans ce cas. On peut en dire autant de l'Américain Howard Fast, l'auteur de Spartacus, ou même de Semprun en Espagne...

Dans les romans qui vont succéder, vous allez changer de manière. Désormais, passent au premier plan de la vie, le quotidien, les rites et les fêtes du petit peuple de Bahia. Plus de doctrine, mais un style personnel. Vous ne parlez plus du peuple ou sur le peuple, vous vous en faites l'expression la plus profonde et authentique.

En 1935, il y avait eu Bahia de tous les saints et... trente cinq ans plus tard, sur le même sujet, La boutique aux miracles. Les mêmes thèmes : la lutte contre les préjugés raciaux, la lutte pour la formation de la nation brésilienne; la même grève... Mais je n'ai pas récrit Bahia, il s'agit d'un tout autre livre. Si je devais ne garder qu'un seul titre parmi toutes mes œuvres, ce serait La boutique aux miracles.

Vous y contez, à travers la vie de Pedro Archanjo, pittoresque appariteur à l'université de Bahia, faiseur de miracles, sociologue amoureux des femmes — un grand homme, quoi ! —, l'épopée du peuple de Bahia, de ses rites religieux venus d'Afrique, de ses chants, de ses danses, de son imagerie populaire... Je me souviens qu'il y a huit ans, lors de la parution de La boutique aux miracles en France, vous m'aviez confié que c'était effectivement votre livre préféré. 

Mes thèmes de toujours ont trouvé là leur épanouissement. Permettez-moi d'insister, malgré tout, sur la continuité. Comme je vous l'ai dit tout à l'heure, je suis moins « réactionnaire » (sourire) qu'autrefois, mais n'oubliez pas que, député en 46, je me suis battu pour la loi accordant la liberté religieuse aux minorités du Brésil. La boutique aux miracles est sans doute le livre qui raconte le plus et le mieux la formation de la nation brésilienne. Une phrase du narrateur, Pedro Archanjo, définit bien ma position. On vient lui dire : « Vous êtes matérialiste et pourtant, vous êtes aussi un « père-de-saint au candomblé » Archanjo répond : « Mon matérialisme ne se limite pas. »

Comment expliquez-vous que ces rites mystiques du candomblé ne soient pas contradictoires avec le matérialisme ?

Je viens de vous le dire ! Il faut bien comprendre que le candomblé n'est pas à l'origine une religion brésilienne. Il ne faut pas confondre le candomblé du Brésil et celui d'Afrique. Certains intellectuels — des mulâtres pour la plupart — prétendent aujourd'hui que notre candomblé ne se distingue pas du candomblé d'Afrique. Ça n'a pas de sens ! 

Pourquoi ? 

Les différences sont nombreuses, et la principale tient au fait qu'au Brésil, le candomblé n'est pas à l'écoute d'un orisha (saint ou esprit), mais résulte du mélange des diverses nations africaines. Tout s'est mêlé au Brésil. En Afrique, le culte de Shango, le dieu du tonnerre, excluait le culte d'un autre orisha. Sur tous les plans, nous sommes le pays du métissage. On vénère plusieurs orishas, et tout ça s'est de plus mêlé au catholicisme. N'ayant pas le droit de fêter leurs divinités, les Noirs les remplaçaient par des personnages du rituel catholique. Par exemple, Oshum, la déesse de l'eau, devenait la Vierge Marie ou encore Ogum, le dieux des métaux et de la guerre, se trouvait remplacé par Saint-Antoine ! Un syncrétisme religieux total ! A Bahia, les grandes fêtes dans les églises catholiques sont celles du candomblé. Toutes les commémorations du candomblé se passent dans les églises, à commencer par la messe catholique elle-même. Comment, dans ces conditions, nos intellectuels favorables au retour aux sources du candomblé africain vont-ils réussir à séparer la déesse Iansa de Notre Dame de la Conception ? Impossible ! De plus, à ce syncrétisme s'ajoutent les influences indiennes, comme dans cette religion de Rio issue du candomblé et appelée unbanda, qui est un formidable mélange de tous les spiritismes. Si vous interrogez les gens au Brésil, tous vous diront qu'ils sont catholiques. Le comble, c'est que seuls les intellectuels s'afficheront comme membres du candomblé ou de l'unbanda.

Et la capoeira ? 

C'est autre chose. D'abord, une forme de lutte, de combat qui, d'ailleurs, revient aujourd'hui en vogue. On l'appelle quelquefois capoeira d'Angola, mais ça n'a rien à voir avec ce pays. C'est une création typiquement brésilienne. Les premiers capoeiristes travaillaient comme gardes-côtes au service des propriétaires de plantations... La capoeira est une forme de lutte d'une exceptionnelle beauté, presque un ballet. Aujourd'hui, c'est une danse. La vraie capoeira serait trop dangereuse. J'ai soixante-douze ans, je connais les bas-fonds de Bahia comme ma poche, et pourtant dans ma vie, je n'ai assisté qu'à trois combats de capoeira. La première fois, je devais avoir seize ou dix-sept ans, je me trouvais dans un tramway bondé de monde qui faisait la navette entre Bahia et la mer. Une jeune femme mulâtre était assise sur une banquette, tandis que son fiancé — un tout petit homme — se tenait debout sur la plate-forme. Un grand Noir qui se trouvait à côté de la fille a commencé des travaux d'approche, de plus en plus insistants. Elle a protesté. Son fiancé est intervenu. Le ton a monté. A l'arrêt suivant, les deux hommes sont descendus pour en découdre. Surprenant le Noir, qui était deux fois plus grand que lui, le petit mulâtre a fait un coup de capoeira : très souple, en appui sur les mains, il a jeté ses pieds en l'air et frappé l'autre à la tempe. Le gêneur est tombé raide ! 

Existe-t-il une sorte d'initiation secrète à la capoeira ?

Non, il y a des écoles. Mes petits-fils y vont. Et ma petite-fille qui ne veut pas rester à la traîne, a décidé de surpasser son frère... En 58, je crois, je me promenais le soir en compagnie d'un ami écrivain lorsque nous sommes tombés sur une bagarre. Plusieurs capoeiristes s'y trouvaient mêlés. A la fin, on a relevé quatre ou cinq types k.o.... Mais d'ordinaire, cela reste une démonstration, un spectacle pacifique. Sur les marchés, dans les restaurants, les cabarets...

Peut-on établir une comparaison avec les arts martiaux d'Extrême-Orient ?

Si vous voulez. Il y a une certaine spiritualité dans la capoeira puisqu'elle se trouve liée au candomblé. Mais la grande différence, c'est que la capoeira baigne dans la joie. Il y a de la musique. Les figures sont accompagnées par le berimbau, arc en bois dont la caisse de résonance est une petite calebasse; on fait vibrer la corde tendue à l'aide d'une baguette. Les chants sont ceux des esclaves, avec des paroles comme : « Quand j'ai de l'argent, je peux manger à table avec mes sœurs, et je peux même coucher avec. Quand je suis sans argent, mes sœurs me battent ! » Un spectacle magnifique ! L'expression très profonde de la vie du peuple... Je ne pourrais pas écrire sur la capoeira ou le candomblé si je ne les connaissais pas de l'intérieur. J'ai dédié l'un de mes livres, Tereza Batista, à la plus grande « mère-de-saint » du Brésil. Elle vit à Bahia et vient de fêter ses quatre-vingt-dix ans, le 10 février dernier. Une fête nationale ! Même le gouverneur s'est déplacé... Je la connais depuis plus de cinquante ans. Avec sa mémoire fabuleuse, elle se souvient encore de notre première rencontre... J'ai toujours été mêlé au candomblé. Aujourd'hui, j'en suis même une figure importante. J'y suis honoré et j'ai quantité de « filles » (celles qui au cours d'une cérémonie ont reçu le saint et se trouvent possédées par lui). Je participe à tout ! On m'a fait Obà (prêtre de Shango). C'est le rang le plus élevé du candomblé, tant du point de vue civil que religieux. Il y a douze obas. Bien que le candomblé soit très populaire, on compte parmi ces douze ministres de Shango, trois intellectuels : un peintre et un compositeur célèbres au Brésil, et moi-même. Les autres sont cordonniers, pêcheurs, marchands ambulants... Je me fais un devoir d'accomplir tous les rites. Sur la tête, je porte un petit chapeau ridicule, autour du cou, des colliers, bref, je suis là...

Est-ce que vous avez la foi ? 

Non, je ne crois à rien. Mais si je ne participais pas, ce serait offenser tous ces gens qui m'ont honoré. Pour eux, je suis l'homme qui a toujours lutté à leurs côtés. Ils ne me demandent pas si je crois ou non. Je leur dois le respect. Voilà pourquoi j'ai accepté le titre d'Obà, entre autres d'ailleurs, car je suis aussi Ogan, c'est-à-dire protecteur civil du candomblé. 

Est-ce que vous êtes un dieu pour eux ?

Pas du tout ! Seulement un « maître », un vieux, un sage... Au candomblé, ma place est à côté de la « mère-de-saint ».

Le Brésil est un pays surréaliste, non ? 

Tout à fait. 

Pourquoi ?

Eh bien parce que nous sommes des métis. C'est l'unique pays du monde où le métissage soit aussi important. Plus qu'à Cuba, même. L'hispano est un homme dramatique, le Portugais aime la douceur, ce qui le conduit sans doute à aimer toutes les femmes ! Comme je le dis dans un de mes romans : « On ne peut enlever toutes les femmes du monde, mais on doit faire des efforts dans ce sens » ! 

Vos héros, vous-même aimez beaucoup les femmes, surtout les Mulâtresses...

Telle est l'incarnation de la beauté du Brésil. Le plus beau mélange, c'est celui des Mulâtres et des Japonais. Ces femmes-là sont les plus belles du monde !

Des Japonais ? 

Oui, leur immigration date du début du siècle. Plus de cinq cent mille sont venus travailler dans nos plantations. Dès la seconde génération, ils ont produit des ingénieurs, des médecins, des cadres... Très important. Surtout les femmes métis ! Le métissage est non seulement l'avenir du Brésil, mais celui de l'humanité tout entière. Toute autre solution conduit inéluctablement au racisme. Aux Etats-Unis, Blancs et Noirs m'interpellent souvent sur cette fin des races, comme si cela ne convenait ni aux uns ni aux autres. Au Brésil même, certains groupes de métis revendiquent le maintien de leur identité. Il y a de la C.I.A., là-derrière ! 

Vous ne pensez tout de même pas que la C.I.A. soutenait le Black Power !

Je ne dis pas ça, naturellement. Mais voyez-vous, beaucoup de Noirs américains sont riches, évolués. Ce n'est pas le cas chez nous. Ces intellectuels américains avec qui j'ai souvent abordé le problème ne supportent pas l'idée que les Noirs vont disparaître au Brésil. Mais les Blancs aussi, voilà toute la question ! Voyez-vous, l'esclavage a été aboli en 1889, alors que le trafic s'était arrêté dix ans plus tôt, si bien qu'aucun esclave noir nouveau n'était entré dans le pays pendant cette période. Fille d'esclave, la mère-de-saint dont je vous ai parlé tout à l'heure, n'était pas elle-même une esclave. En 1888, soit un an avant l'abolition, une première loi stipulait que tous les enfants nés après cette date ne seraient plus des esclaves. La mère-de-saint s'est mariée avec un homme d'origine française. Elle a eu deux filles : une mulâtresse assez sombre de peau, l'autre beaucoup plus claire. Cette dernière a été élue « plus belle femme de Bahia » par un magazine américain ! Alors, le mouvement de la négritude ? S'il s'agit d'affirmer et soutenir la culture noire, d'accord, mais s'il s'agit de séparer les races, pas d'accord !

Au-delà des femmes, il y a chez vous un goût de la vie, un épicurisme qui participe de votre humanisme. 

Absolument, et ce goût de la vie, nous le devons aux Noirs, précisément. Les Portugais, je vous l'ai dit, ne sont pas aussi rudes que les Espagnols avec leur Semaine Sainte. Mais leur mélancolie naturelle les porte beaucoup à une certaine morbidité. D'où les habits noirs de pêcheurs, des femmes... les Indiens, eux, sont la tristesse incarnée. Mais les Noirs ! Lutter contre l'esclavage allait de pair avec un immense amour de la vie. Nous sommes le pays de la samba, du carnaval — un événement capital de la vie brésilienne ! Cette création populaire des défilés des écoles de samba incarne la force de vie, l'association de la spiritualité et de la sexualité. 

L'amour est très présent dans tous vos livres. 

Dans une préface à une édition russe, Ilya Ehrenbourg écrivait que les deux piliers de mon œuvre sont l'amour et la mort. Dans le roman que j'écris en ce moment, il s'agit de la construction d'une ville au sein de la région du cacao [Tocaïa Grande]. On y retrouve les lieux et la violence de mes premiers livres. L'action se déroule sur dix ans, entre 1905 et 1915. C'est un gros roman de quatre cents pages. Je voulais le terminer avant de venir en France, mais il me reste deux chapitres à écrire. 

En 1979, vous avez publié La bataille du Petit Trianon. Vous y repreniez le sujet et l'époque des Souterrains de la liberté. Mais, avec vingt-cinq ans d'écart, l'approche, la démarche n'étaient plus les mêmes, n'est-ce pas ?

Dans Les souterrains de la liberté, les événements de l'Estado Novo étaient vus sous l'angle de la lutte des intellectuels. La Bataille du Petit Trianon concerne davantage la dictature actuelle. De manière symbolique, je m'y moque des académiciens, bien que j'en sois un moi-même ! C'est un roman très anti-militariste qui, bien sûr, n'a pas du tout été du goût des militaires ! 

Quelle est la situation de la littérature brésilienne actuelle ?

Je suis très optimiste, à cet égard. Le thème dominant reste toujours celui de la lutte du peuple brésilien. Pendant la dictature, on a pu croire un moment que la classe moyenne allait se complaire dans les problèmes de l'intériorité — solitude, angoisse et problèmes sexuels. Mais non, une simple démangeaison passagère... En fait, l'agitation culturelle n'a jamais cessé. De jeunes poètes lisent leurs textes sur la place publique. Il y a la Biennale de São Paulo... 

Et les romanciers ?

J'aime bien Antonio Callado et Marcio de Souza pour lequel j'ai écrit la préface à l'édition française de L'Empereur publiée chez Lattès...

Et Moacyr Scliar ?

Un grand ! Il y a, pour moi, quatre grands romanciers au Brésil dans cette génération des quarante ans. Sans ordre de préférence : Joao Ubaldo Ribeiro, l'auteur du célèbre Sergent Getúlio (Gallimard, 1978); Antonio Torres dont les éditions A.M. Métailié a publié Cette terre ; Moacyr Scliar : un écrivain qui a ouvert un nouvel espace dans notre littérature, celui d'une sorte « d'école juive brésilienne »; et Marcio de Souza : un grand talent ! Torres et Souza sont, je crois, communistes... 

A propos, une question plus anecdotique : vous vous rendez aujourd'hui à la Fête de l'Humanité. Quel sens attribuez-vous à votre présence là-bas ?

Ça ne veut pas dire que je suis d'accord avec tout ce que dit ou fait le P.C. C'est une grande fête populaire. En dépit de tout, la base est bonne : je suis pour le progrès, pour que l'homme aille de l'avant. Notre histoire, c'est le socialisme. Personne n'empêchera l'humanité de marcher vers le socialisme, à la condition que socialisme et démocratie ne fassent qu'un, que la liberté d'action et de parole de tous soit respectée, que le bonheur collectif passe par le bonheur individuel. 

Et la légion d'honneur que vient de vous remettre notre ministre de la Culture, quelle importance lui attribuez-vous ?

Que m'a donné Mitterrand, voulez-vous dire... Oh, c'est bien ! J'étais déjà commandeur des Arts et Lettres. La France a toujours représenté énormément de choses pour nous autres Brésiliens. Une influence positive, celle des idéaux de la Révolution française, et l'on ne peut en dire autant de l'influence des Etats-Unis avec leurs films de violence et de haine. Après la guerre, la France avait perdu de son rayonnement au profit de l'Amérique, justement; heureusement, cela revient aujourd'hui. Moi-même, je suis président de l'Alliance française au Brésil. 

Et le prix Nobel ?

Le Brésil devrait enfin avoir son tour. Et si cela devait arriver, on devrait couronner Carlos Drummond de Andrade, notre grand poète.

J'apprécie votre modestie !

On a déjà eu au moins deux écrivains qui méritaient le Nobel : Erico Verissimo, dont nous avons parlé à propos de la censure, et João Guimaraes Rosa. Ils sont morts, malheureusement. Drummond de Andrade a quatre-vingt-un ans. Alors, il n'est que temps !... Quant à moi, si j'étais membre du jury, je n'hésiterais pas une seconde : je voterais pour Drummond de Andrade. Aucun écrivain sérieux n'écrit en pensant à un prix. Et puis des prix, j'en ai eu beaucoup dans ma vie. Je viens d'en recevoir un en Italie, décerné par un fabricant d'eau-de-vie, figurez-vous ! Pour la remise du prix, ils ont donné un grand déjeuner de cinq cents personnes. Personne n'a écouté les discours, et les neuf mille cinq cents autres habitants de la ville n'ont cessé de festoyer autour de nous. Quelle fête !