2014/11/11

Entretien : Jorge Amado — Alice Raillard (La Quinzaine littéraire, octobre 1979)

« J'ai horreur de deux choses : la police et les militaires » (Jorge Amado, 1979)

1979. Soumis depuis quelque temps à la pression populaire, le régime s'assouplit peu à peu et laisse même entrevoir à 120 millions d'habitants un proche retour à la démocratie, en autorisant notamment le pluralisme des partis : c'est donc l'automne d'une longue tyrannie et, tandis qu'un certain Luiz Inácio Lula da Silva, syndicaliste ouvrier, s'apprête à fonder le Parti des Travailleurs Brésiliens, un nouveau jour se lève sur la baie de Salvador do Bahia.

Sexagénaire alerte et souriant, Jorge Amado reçoit la traductrice Alice Raillard, à l'occasion de la sortie française de Tieta d'Agreste ou le retour de la fille prodigue. Répondant aux questions avec la tranquillité bonhomme d'un gars qui en a beaucoup vu, il évoque les problèmes écologiques du Brésil, ainsi que l'emprise des supra-nationales étrangères et, surtout, alors que sa renommée est désormais au plus haut, sa grande proximité avec le "peuple" au sens amadien : les putes et les vagabonds, les exclus et les marginaux... toute cette cohorte d'individus situés tellement bas sur l'échelle sociale que c'est à peine si on les discerne encore. Lui, si. 


La Quinzaine littéraire

Alice Raillard : Tiéta d'Agreste, qui met en cause l'industrialisation et la pollution, est un livre, me semble-il, profondément ancré dans l'actualité.

Jorge Amado : J'ai voulu dans ce livre poser un problème très immédiat, grave partout sans doute aujourd'hui, mais singulièrement au Brésil : l'industrialisation dont on parle tant chez nous est une chose faite sans aucun souci des intérêts du peuple. Ainsi, à Bahia, à côté de la ville, on n'a pas hésité à installer une usine qui fabrique un produit terriblement polluant — une usine semblable à celle que je décris dans mon roman. Elle a tué les poissons, tous les produits de la mer, enfin tout ce qui fait la vie des pêcheurs. Elle a "transformé la mer en poubelle", comme l'a dit à propos d'une autre affaire de pollution, qui a eu une répercussion mondiale, le juge italien que je cite.

Un autre exemple : dans une petite ville du Sergipe, qui jouxte au Nord l'Etat de Bahia, une petite ville infiniment belle, Estância, on pensait installer une usine du même genre. Je m'y trouvais au moment des fêtes de la São Pedro, et un garçon de la ville, un brave garçon au demeurant, me disait : "Nous devons payer le prix de l'industrialisation." Mais c'est un prix terrible de conséquences pour le peuple, pour la vie du peuple. Ce problème m'a touché profondément. J'ai décidé d'écrire un roman sur ce thème.

Et aussi, j'ai voulu faire dans Tiéta le tableau d'une petite ville de "l'intérieur", avec ses coutumes, une manière de vivre, tant de choses que je connais bien et qui disparaissent. J'ai voulu les consigner, les conserver en un moment où elles sont liquidées d'une façon violente et terrible.

Ainsi, fidèle à la ligne générale de votre oeuvre, contre le progrès industriel, vous en appelleriez à une plus juste répartition des biens ?

Oui, dans la situation actuelle, ce qu'on appelle progrès au Brésil signifie l'enrichissement d'une minorité, tandis que la grande masse s'appauvrit — et que le pays va être pollué, fini. Rien n'est fait pour répondre aux intérêts du peuple brésilien, tout est fait pour servir les intérêts d'une petite caste riche, de plus en plus riche, et de plus en plus pourrie au sens moral, de plus en plus éloignée de quelque intérêt national.
C'est cette situation, celle de ces quinze dernières années que j'ai voulu montrer dans mon livre.

Vous faites, du même coup, le procès de l'impérialisme économique étranger…

Celui des supra-nationales, d'où qu'elles soient. Mais plus précisément ici, il s'agit de l'infiltration sans cesse croissante du capitalisme allemand dans notre économie, en plus de l'impérialisme nord-américain, qui est l'impérialisme principal et qui s'étend sur tout le pays.

La pollution qui menace Santa Ana de l'Agreste, n'est-ce pas aussi une pollution morale?

Un de mes personnages dit quelque part avant même que cette fabrique s'installe, elle a déjà tout pourri dans la ville. Et c'est bien ça, une érosion sournoise qui change le caractère des gens, change leur vie. Une vie qui était peut-être primitive et pauvre, mais qui était brésilienne, avec tous ses petits défauts et ses grandes qualités. Aussi le héros dans ce livre, c'est le peuple d'Agreste, les petites gens qui luttent contre ce pourrissement et cette pollution, qui luttent et rient, d'un rire un peu grinçant peut-être.
Après l'expérience d'une vie qui a été très riche en événements, il y a une chose très claire pour moi : c'est le peuple qui lutte pour le peuple. Je suis chaque jour moins proche des leaders, plus proche du peuple. De sorte que les héros de mes livres sont, ou des vagabonds, ou des prostituées — Teresa Batista ou Tiéta — des gens placés au plus bas de l'échelle sociale. C'est-à-dire, en quelque sorte, des anti-héros, des gens sans aucun pouvoir. Car les gens qui ont du pouvoir, j'en suis de plus en plus convaincu, ne luttent pas pour le peuple, ils luttent pour le pouvoir, quelle que soit leur position. Le peuple seul, lui, a réellement un intérêt à lutter pour le peuple.

Faut-il comprendre que, contrairement à ce que l'on peut noter en Europe, où les régionalismes gagnent du terrain, on va au Brésil vers une unification, un "gommage" du fédéralisme ?

On parle peu de ce problème et c'est dommage, car, de mon point de vue, c'est un problème grave dans tout ce qui s'est passé au Brésil ces dernières années, sous la dictature militaire. Le fédéralisme, qui était à l'origine très démocratique, tend à disparaître. C'est de plus en plus le pouvoir exécutif, c'est-à-dire Brasilia — le Président, le conseil des ministres, le conseil de sécurité militaire — qui tient la Nation entre ses mains. Auparavant, les Etats avaient une grande autonomie. C'est un changement qualitatif grave.
En même temps, dans le marché du travail, tout s'est centralisé d'une façon terrible. Prenons la radio, la TV, tout est centralisé à Rio, à São Paulo, et beaucoup de choses viennent des Etats-Unis, avec la violence, les mœurs américaines, toute cette acculturation qui veut en terminer avec notre musique populaire et veut étouffer la spécificité de chaque région. Ces différences sont très fortes au Brésil, si l'on va du Rio Grande do Sul jusqu'au nord. Au sud, vous trouvez un mélange d'Allemands, d'Italiens, d'Espagnols, etc., qui est très différent au nord avec les Noirs, les Indiens… C'est toujours le mélange, mais le mélange change, et notre unité nationale, qui est un sentiment très fort au Brésil, dans un pays qui est un continent, est le résultat de la somme de ces différences.

Tiéta, votre héroïne, sanctifiée et honnie tour à tour, n'a-t-elle pas un rôle ambigu ?

- Elle est celle qui est partie et qui revient avec toute cette saga de São Paulo. Elle bouscule les préjugés, défie l'hypocrisie d'une certaine société — encore que, dans ces petites villes brésiliennes, certains préjugés soient moindres que dans les grandes villes où il y a une liberté pour les riches, mais pas pour les pauvres. Ces gens sont plus… comme ils sont, plus honnêtes, au fond. Mais Tiéta, surtout, revient pour retrouver ses origines, sa réalité à elle. Elle cherche la petite fille qu'elle était, cette fille qui était capable d'être elle-même.
J'ai construit ce livre comme un feuilleton, un grand feuilleton dramatique, avec tous ses "trucs", ses effets qui soulignent les côtés grotesques. Dans Tereza Batista, j'avais repris le schéma d'un autre genre populaire qu'on appelle chez nous la "littérature de cordel" (des récits en vers chantés sur les foires et vendus en petits fascicules accrochés à une cordelette) : dans ces "folhetos" — des "feuilletons" à leur manière, c'est toujours la lutte entre le bien et le mal, l'homme est l'ennemi de l'homme. Ce qui m'importe, c'est d'être au plus près des racines populaires.
Une chose me frappe beaucoup, dernièrement, dans notre littérature brésilienne, et m'inquiète un peu. Si l'on regarde notre littérature depuis ses débuts, le grand héros c'est le peuple. Prenez les romans de Alencar, prenez la poésie de Gregório de Matos, la poésie de Castro Alves, les romans d'Aluisio Azevedo, de Machado de Assis, de Manuel Antonio de Almeida, le "roman de 30", les positions sont très diverses, mais c'est toujours le peuple brésilien le grand héros. Et dernièrement, ces quinze dernières années, c'est la classe moyenne, les intellectuels, avec toutes ces angoisses, tous ces petits problèmes, les influences américaines… les influences de partout, la négation même de ce que nous sommes. Le peuple a presque disparu, à l'exception de quelques écrivains comme Callado, Osman Lins, João Ubaldo Ribeiro, ou d'autres… Je lutte, moi, pour que ce soit toujours le peuple, le héros. Et un héros qui n'est jamais vaincu.

On vient de rééditer en France Bahia de tous les Saints, cette "Iliade noire", comme le disait Oswald de Andrade. Près de quarante ans après sa parution, comment voyez-vous ce livre ?

Vingt-cinq ans après Bahia de tous les Saints, j'ai écrit un autre livre, la Boutique aux miracles, qui reprend le même thème. C'est le même livre, seulement écrit vingt-cinq ans plus tard, avec l'expérience soit littéraire, soit humaine, que j'ai acquise durant cette vie. Dans l'un comme l'autre, c'est la lutte contre le préjugé racial. Si nous avons quelque chose à apporter à l'humanisme, c'est, je pense, le mélange des races qu'on a obtenu au Brésil, où, réellement, il n'y a pas de préjugé racial.
Il existe des racistes, c'est tout autre chose, des milliers de racistes tant parmi les Blancs que parmi les Mulâtres ou parmi les Noirs. Mais il n'y a pas de philosophie de vie raciste, au contraire des Etats-Unis.

Dans des romans tels que Gabriela, le Vieux marin, l'horizon était autre ?

Ils répondent à un problème humain qui m'a toujours beaucoup touché : la possibilité qu'a l'homme de commander sa vie. Voyez le Vieux marin, Quinquin… J'ai poussé plus loin ma thématique. Ce n'est pas resté dans un cadre de problèmes sociaux immédiats.

Ce qu'on appelle les "étapes" de votre oeuvre sont-elles fonction des modifications des conditions historico-politiques ou l'effet du poids de votre oeuvre sur elle-même ?

J'écris selon les problèmes qui se posent à moi, je réagis à ces problèmes, avant tout. Et je pense qu'il y a une ligne d'unité dans toute cette oeuvre, une oeuvre qui aura bientôt cinquante ans : c'est l'écrivain devant le peuple, contre les ennemis du peuple. Ça a été ma position du premier à mon dernier livre, la forme seulement varie, du commencement jusqu'à maintenant. J'ai toujours été, avant tout, un romancier qui, avant de traiter des problèmes politiques immédiats, a traité les problèmes sociaux, les problèmes des masses. Mes héros, ce sont des travailleurs, des vagabonds, des gens du peuple, pas une classe. Plus qu'à des faits immédiats, qui restreignent, l'important est de s'attacher à la réalité brésilienne. On le voit dans quelques grands livres qui ont été écrits chez nous ces dernières années, par des romanciers aussi différents que le sont, par exemple, João Ubaldo et Osman Lins. C'est là, je pense, le plus important : prendre la vie du peuple, la réalité, et la recréer. Ça donne une force.
Car je crois au peuple, voyez-vous. On m'objecte parfois que le peuple rit dans mes livres, fait la fête. C'est vrai, il fait la fête. Et c'est très bien, je pense, car s'il ne faisait pas la fête, même dans les pires conditions, il ne pourrait pas y avoir d'espoir. Il fait de la musique, il danse… même au temps de l'esclavage. Il a conservé pour nous des valeurs culturelles qui font partie aujourd'hui de notre culture brésilienne.

Ces jours-ci paraît au Brésil votre dernier roman, Farda fardao camisole de dormir [La bataille du Petit Trianon]. Vous l'avez écrit après une longue maturation. Le projet du livre s'est-il modifié ou précisé ?

Il s'est précisé. Je devais, d'un fait politique qui était mon point de départ, faire une chose humaine, lui donner de l'ampleur. Pour ça, en même temps que c'est un livre très politique, c'est aussi un livre d'amour.

Et pourtant, l'amour est au service du politique ?

Oui, surtout dans l'histoire de mon héroïne portugaise. Cependant, je crois être parvenu à ne pas être dogmatique. Même le personnage manichéen, le nazi, cesse de l'être au dernier moment, au moment de sa mort.

Ce roman, dont l'action est située en 1940, doit-il être considéré comme un livre de la résistance ou un appel à l'identité ? 

L'un et l'autre sans doute. C'est un livre de la résistance contre la dictature; contre le militarisme. Je suis très hérétique du point de vue de la pensée idéologique et j'ai horreur de deux choses, la police et les militaires. Ils sont toujours "mauvais", dans tous les régimes.
C'est aussi un appel à l'identité en un moment où l'on rompt avec quinze ans de dictature militaire et où l'on revient à une "connivence" brésilienne. C'est-à-dire à notre caractère brésilien, à notre personnalité qu'on a tout fait pour tuer durant ces quinze ans.
Le sous-titre le dit : c'est une "fable pour éveiller une espérance".

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