2013/12/29

J.M. Machado de Assis : Dom Casmurro

« Chez Machado de Assis, conteur né, le mélange d'humour léger et de scepticisme délibéré donne à chaque roman un charme tout spécial » (Stefan Zweig)

Malgré ses 325 pages et ses 148 chapitres, ce roman de Machado de Assis peut se résumer en quelques mots : le narrateur, un quinquagénaire blasé, pour se désennuyer, se décide à raconter certains épisodes de sa vie, à commencer par sa conception, puisque sa mère, Dona Maria da Gloria Fernandes Santiago, après avoir accouché d'un enfant mort-né, promit à Dieu, s'Il lui accordait la grâce d'avoir un fils, d'en faire un serviteur de Sa très sainte Eglise. Et comme l'enfant qui lui vint peu après fut un bébé de sexe mâle, elle honora sa promesse en l'éduquant dans cette seule optique : jouets liturgiques, livres pieux, messe le dimanche et cellule monastique bien évidemment réservée au séminaire de São José... Seulement, c'était sans compter sur la volonté personnelle d'un adolescent de 15 ans à l'heure de ses premiers émois, et c'était oublier un peu vite les sentiments amoureux que Bentinho commençait à nourrir à l'égard de Capitou, sa jeune et jolie voisine...

Bento parviendra-t-il à contrecarrer un destin tout tracé par sa mère ? Fera-t-il de Capitou sa chère et tendre épouse ? Suivant quel stratagème, avec quels soutiens et quelles complicités ? Capitou est-elle vraiment celle qu'il croit qu'elle est, ou bien n'est-ce pas plutôt l'amour qui l'aveugle ? Voilà, en gros, de quoi il retourne dans ce roman d'un conteur-né, au style bien léché et à l'humour léger — Zweig a raison. Sauf que la légèreté de Machado de Assis confine parfois à de la superficialité, son humour à du cynisme, et son style soigné à une forme de dandysme littéraire. De sorte que cette lecture m'a été tout à la fois agréable et pénible, et qu'elle me laisse finalement l'impression d'avoir été convié à déguster des feuilletés Fauchon dans un salon bourgeois, le cul coincé sur un fauteuil Empire, entouré de personnages ni attachants ni repoussants, mais simplement transparents...
On regrette surtout que l'auteur aborde ici des questions de fond — notamment la prépondérance de la religion dans la société brésilienne à la fin du 19ème siècle, ou encore l'opposition entre déterminisme familial et libre-arbitre — qu'il les aborde mais avec des pincettes à sucre, sans jamais vraiment les saisir à bras-le-corps, ni prendre parti, me laissant ainsi sur ma faim, c'est dommage.

Enfin, par un curieux hasard de l'Histoire, le siège de l'académicien Joaquim Maria Machado de Assis sera occupé 64 ans plus tard par un certain Jorge Amado de Faria, lequel Amado déclara en 1961, lors de son discours de réception à l'A.B.L., ce qu'il avait déjà dit de son prédécesseur, en 1941, et donc de manière moins "académique", dans Le Bateau Négrier, la Vie d'un Poète :

[...] Le romancier de Dom Casmurro était un métis, qui, de très basse origine, désirait avant tout s'élever dans l'échelle sociale. Cette classe supérieure [...] était pour le métis carioca la seule chose belle et désirable. Il considérait comme la victoire de sa vie de s'intégrer à cette classe et d'en être le chef de file [...] Machado, homme de faible nature, mettait ses sentiments en sourdine. Non seulement il ne mentionna jamais les grands problèmes de l'époque, mais il oublia aussi, c'était son caractère, ses petits détails sentimentaux, ce qui dénote [...] une idolâtrie pour une classe sociale qui l'éblouissait. Il ne s'éleva pas à force d'audace, en s'imposant comme un égal, en réclamant une place due à son talent. Il quémanda sa place, dans une démarche faite de tristes flatteries, de mesquineries, de silences et de réticences. Cet homme au talent remarquable avait de petits sentiments où n'entrait que l'amour de lui-même. Il voulait parvenir à une place importante dans la classe dominante, mais cela sans blesser personne [...] Même parvenu à son but, entouré de respect et d'admiration, reconnu par tous, il ne se sentait pas en sécurité. Sa voix ne s'élève jamais, elle reste toujours en sourdine, et même si c'est une belle voix, elle est, sur beaucoup de points, une voix stérile. Aucun des grands hommes de notre patrie ne nous donne une telle impression de peureuse neutralité que le romancier carioca. On dit qu'il est timide, mais c'est un adjectif bien faible. Il est peureux et même plus que peureux, il est lâche. C'est pour cela que le peuple l'admire mais de loin. Aucun écrivain n'a été moins aimé que cet homme qui aurait pu être le plus grand de tous. Personne ne se retrouve en lui, il a traversé l'histoire politique du Brésil sans en prendre connaissance. Comme si seuls les petits évènements trouvaient un écho dans son cœur. Même son bonheur fut fait de petites choses, petit homme jamais sûr de lui-même. Il se complaisait à rendre hommage à ceux qui ne pouvaient le concurrencer, craignant toujours l'apparition d'un nom qui pourrait l'éclipser. Fier d'être considéré comme le meilleur romancier de langue portugaise de son temps, il gardait un silence prudent sur tous ceux qui auraient pu lui faire de l'ombre. Rien de plus triste dans l'histoire de notre littérature que le spectacle mélancolique de cet homme de talent qui ne croyait pas à la force de ce talent, qui ne participait pas à la défense des grandes causes, qui avait peur de la vie et n'a jamais voulu l'affronter. Une pénombre triste que le soleil ne réchauffe pas.

On ne saurait mieux dire.

Extraits de Dom Casmurro :

[...] Un certificat qui me donnerait l'âge de vingt ans pourrait tromper les étrangers, comme tous les faux-papiers, mais ne me tromperait pas. Les amis qui me restent le sont depuis peu ; les anciens sont tous allés étudier la géologie des cimetières. Quant à mes amies, certaines datent de quinze ans, d'autres de moins, et presque toutes croient à leur jeunesse. Deux ou trois d'entre elles y feraient croire les autres, mais la langue qu'elles parlent oblige souvent à consulter les dictionnaires, ce qui finit par être lassant.


[...] A la maison, je jouais à la messe, — un peu en cachette, car ma mère disait que la messe n'était pas un jeu. Capitou et moi, nous installions un autel. Elle faisait le sacristain, et nous altérions le rituel, en ce sens que nous nous partagions l'hostie ; l'hostie était toujours un gâteau. A l'époque où nous nous amusions ainsi, ma voisine me posait très souvent la question : « Est-ce qu'il y a messe aujourd'hui ? » Je savais bien ce que cela voulait dire, je répondais affirmativement et j'allais demander une hostie sous un autre nom. Je revenais avec, nous arrangions l'autel, nous écorchions le latin et nous accélérions la liturgie. Dominus, non sum dignus... Cette phrase, que je devais dire trois fois, je crois bien que je ne la disais qu'une seule, telle était la gourmandise du prêtre et du sacristain.


[...] Je bondis, et avant qu'elle eût gratté le mur, je lus ces deux noms, gravés au clou, et disposés ainsi :
BENTO
CAPITOLINA
Je me tournai vers elle ; Capitou avait les yeux baissés. Elle les leva aussitôt, lentement, et nous restâmes à nous regarder l'un l'autre... Aveu d'enfants, tu mériterais bien deux ou trois pages, mais je veux être concis. En vérité, nous ne dîmes pas un mot ; le mur parla pour nous. Nous ne fîmes pas un mouvement, nos mains seules se tendirent peu à peu, toutes les quatre, se saisirent, se pressèrent, se fondirent. Je ne notai pas l'heure exacte de ce geste. J'aurais dû la noter ; je regrette de ne pas avoir une note, écrite dès ce soir-là, et que je placerais ici avec ses fautes d'orthographe, mais il n'y en aurait aucune, tant il y avait de distance entre l'étudiant et l'adolescent. Il connaissait les règles de l'écriture, et ne soupçonnait pas celles de l'amour ; il faisait des orgies de latin et ne savait pas ce qu'était une femme.


[...] - Je n'aime que vous, maman.
Il n'y eut pas de calcul dans cette phrase, mais je fus heureux de l'avoir dite, pour lui faire croire qu'elle était ma seule affection ; je détournais les soupçons qui pesaient sur Capitou. Combien n'y a-t-il pas d'intentions perverses qui embarquent ainsi, en cours de route, dans une phrase innocente et pure ! On en arrive à se demander si le mensonge, souvent, n'est pas aussi involontaire que la transpiration.


[...] Escobar ne savait pas seulement louer et penser, il savait aussi calculer vite et bien. Il était de ces têtes arithmétiques de Holmes (2 + 2 = 4). On n'imagine pas avec quelle facilité il additionnait ou multipliait mentalement. La division, qui a toujours été pour moi une opération difficile, était pour lui une bagatelle : il fermait à demi les yeux, les tournait vers le plafond, et murmurait le nom des chiffres : c'était tout. Et cela avec sept, treize, vingt chiffres. Sa vocation était telle qu'elle lui faisait aimer jusqu'aux signes des additions, et il affichait cette opinion que les chiffres en raison de leur petit nombre, étaient plus chargés de sens que les vingt-cinq lettres de l'alphabet.
- Il y a des lettres inutiles et des lettres dont on peut se passer, disait-il. Le d et le t, ont-ils chacun leur utilité ? Ils ont presque le même son. Même chose pour b et p, même chose pour s, c et z, même chose pour k et g, etc. Ce sont des embrouilles calligraphiques. Regarde les chiffres: il n'y en a pas deux qui servent au même usage ; 4 c'est 4 et 7 c'est 7. Et admire avec quelle beauté un 4 et un 7 forment cette chose qui s'exprime par 11. Maintenant double 11 et tu auras 22 ; multiplie 22 par lui-même, cela donne 484, et ainsi de suite. Mais le comble de la perfection, c'est l'emploi du zéro. La valeur du zéro en lui-même est nulle ; mais le rôle de ce signe négatif est justement d'augmenter les autres. Un 5 tout seul c'est un 5 ; ajoute-lui deux 00, c'est 500. Ainsi ce qui ne vaut rien fait valoir beaucoup, ce que ne font pas les doubles lettres, car moi, j'approuve aussi bien avec un p qu'avec deux pp.


[...] Là où le charme et le mystère étaient les plus grands, c'était aux heures de l'allaitement. Quand je voyais mon fils sucer le lait de sa mère, et toute la nature communiant dans le but de nourrir et de faire vivre un être qui avait été néant, mais dont notre destin avait affirmé qu'il serait, et dont notre constance et notre amour avaient fait qu'il finît par être, j'étais dans un état que je ne saurais dire et que je ne dis pas.

J.M. Machado de Assis : Dom Casmurro et les yeux de ressac (1899)
330 pages - Editions Métailié.
Traduit par Anne-Marie Quint.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire