2013/06/01

Jorge Amado : Le Vieux Marin

Le capitaine au long cours, Vasco Moscoso de Aragon, est-il un enfumeur de première ou bien, ainsi qu'il le prétend, le plus extraordinaire des marins ? C'est la question qui tourmente les habitants du Faubourg de Péripéri du jour où il débarque chez eux, à l'improviste, avec sa malle remplie de vieux souvenirs maritimes et sa bouche toute pleine d'aventures fabuleuses. Son bagout, tout comme sa prestance, lui assurent d'emblée une renommée certaine auprès des retraités de cette bourgade un peu endormie des bords de mer brésiliens. Et on vient de toute part, de plus en plus nombreux, l'écouter chez lui, le soir à la veillée, en sirotant un grog au cognac portugais, pelures d'orange et sucre roussi. Là, devant l'auditoire attentif, le pseudo-capitaine affirme avoir navigué sur les cinq océans, dit aussi avoir tâté de l'opium en Extrême-Orient, affronté les tempêtes, les icebergs et les requins de la Mer Rouge. Il assure encore avoir accosté à Shanghai, Hong Kong, Odessa, Calcutta, fréquenté tous les ports du monde et même conquis toutes leurs femmes. Mais si ses histoires de mer en fascinent beaucoup parmi son public, elles ne tardent pas non plus à en irriter quelques-uns, et notamment l'ancien fonctionnaire Chico Paceco, la plus illustre des figures de Péripéri, du moins jusqu'à l'arrivée du soi-disant capitaine. Exaspéré d'être ainsi relégué au second plan par le nouvel arrivant, incapable de s'incliner devant un talent de conteur très largement supérieur au sien, tout simplement jaloux, Chico Paceco n'aura de cesse que de briser la nouvelle icône du Faubourg et, afin de prouver l'imposture, en homme acharné qui cherche et qui trouve, finira bientôt par découvrir la véritable identité de son rival lors d'un voyage à Bahia. Seulement voilà, bien qu'à présent démasqué, ce dernier n'en perd pas pour autant de sa superbe. Mieux, il persévère si bien dans ses mensonges, y croit lui-même si fort, qu'une bonne moitié de la population lui maintient toujours sa confiance. Dressée face à elle, l'autre moitié de la population - rationalistes obtus et matérialistes bornés - se déchaîne à tout-va, la haine aux yeux et l'injure à la bouche : Imbéciles ! Gobeur-de-mouches ! Sombres crétins ! La tension monte alors d'un cran à Péripéri et on en vient presque aux mains entre partisans du captain et farouches opposants. Heureusement, survient un événement inattendu, mais ô combien opportun, grâce auquel va pouvoir être enfin tranchée la question de savoir qui dit vrai, qui dit faux. Obligé en effet d'assumer le commandement d'un navire de la Compagnie Maritime, le prétendu capitaine surmonte ses appréhensions et prend la mer pour la première fois de sa vie ! Evidemment, là aussi, la supercherie a tôt fait d'être éventée par l'équipage du bateau, sinon par ses passagers. Les scènes se succèdent alors au gré des flots et des escales ; des scènes épiques, cocasses, drolatiques... jusqu'à l'apothéose finale qui verra le triomphe de l'excentricité sur la raison, du rêve sur le réel et de la fiction sur la réalité.

Le vieux marin, un livre qu'on peut donc lire comme une espèce d'hommage rendu à la littérature par l'un de ses plus brillants représentants. Aussi une fable irrésistible qui nous fait rire, sourire et réfléchir. Enfin, un excellent moyen de réviser le bac philo, avec ces quelques bons thèmes à creuser : Qu'est-ce que la vérité ? Avons-nous le devoir de la chercher ? Faut-il lui préférer le bonheur ? Peut-on avoir raison contre les faits ? Les apparences sont-elles trompeuses ? ... et cætera et cætera, comme disait Lucrèce.

En extrait, cet épisode mémorable au cours duquel le capitaine Vasco se promène dans Recife en compagnie d'une certaine Clotilde, dont il est amoureux, et de son chien Jasmin, qu'il n'apprécie pas beaucoup :

[...] Jasmin, l'unique défaut qu'il trouvait à Clotilde, s'échappa des mains de sa maîtresse pour participer, évidemment sans aucune chance de succès, à la compétition engagée pour conquérir une chienne en rut, une fox de taille moyenne et de race douteuse. A moins que Jasmin ne compte sur sa noblesse orientale, son exotique beauté, pour éblouir la femelle convoitée, trois fois plus haute que lui, comment imaginer qu'il puisse rivaliser avec un boxer qui montrait les crocs, un fox qui semblait avoir des droits maritaux et être prêt à les défendre, et deux bâtards ? L'un, énorme, avec du sang danois dans les veines, qui grondait vers le boxer, l'autre l'air le plus vaurien du monde, un vrai bâtard, l'œil cynique et le museau sympathique. Ce dernier et le fox à l'air de mari étaient dans l'expectative, attendant l'issue du combat qui se déroulait entre les deux champions poids lourds, le boxer et l'énorme bâtard. Le plus probable était qu'ils feraient match nul, tous les deux mis hors de combat, leurs noms rayés de la liste des prétendants. Aussi, le fox et le plus petit des bâtards se mesuraient, se préparant déjà au second round qui déciderait de la propriété de la chienne. Quant à elle, elle paraissait ravie qu'on se dispute ainsi ses faveurs. Elle les encourageait, même son mari, une dévergondée.
La situation changea du tout au tout quand Jasmin décida de poser sa candidature, d'un saut spectaculaire qui l'amena au milieu des combattants. La chienne lui sourit d'un air satisfait, le stimulant. Un bref instant Vasco eut l'espoir de voir le pékinois  mis en morceaux, sans merci, par le boxer et le sang-mêlé, avec l'aide efficace du fox et du petit bâtard. Mais ça n'arriva pas. Les soupirants paraissaient avoir tout leur temps, ils ne se décidaient pas, ils se contentaient de grogner, de montrer les dents, de temps en temps quelques aboiements. D'ailleurs, celui qui aboyait le plus, agressif, était Jasmin.
Quand elle le vit au milieu du cercle, entre les quatre rudes lutteurs, Clotilde fut près d'avoir une crise de nerf. De petits cris hystériques s'échappaient de ses lèvres, elle tendit les bras disant "Jasmin, Jasmin" d'une voix mourante, se laissa tomber sur un banc, prête à s'évanouir. Elle se tourna vers le commandant :
  "Sauvez le pauvre petit, pour l'amour de Dieu !"
Ses yeux suppliants, le ton sans réplique, décidèrent Vasco. C'était un vœu fou, comment pénétrer dans ce cercle de désir et de haine et en retirer le virulent pékinois dont la bravoure frôlait la témérité ? Il chercha autour de lui une branche morte et, ainsi armé, avança sur les chiens.
Son irruption inattendue provoqua la pagaille et la confusion. Le boxer relâcha sa garde, recula d'un pas et le gros bâtard en profita pour l'attaquer par derrière. Jasmin, se sentant l'objet des manœuvres du commandant, se jeta en avant et percuta contre le fox, ils roulèrent tous les deux dans les plates-bandes. Le déluré petit bâtard en profita pour entraîner la femelle si sollicitée et la conduire dans une ruelle proche, plus calme et plus favorable à l'amour. Le commandant parvint à saisir la laisse de cuir et à arracher Jasmin aux dents du fox qui, finalement, se retrouva comme un idiot, cherchant sa compagne. Quand il trouva sa trace et partit en direction de la ruelle, il était trop tard, les sang-mêlé étaient commandés.

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