2012/11/10

Mikhaïl Cholokhov : Ils ont combattu pour la patrie


Ils ont combattu pour la patrie est un roman de guerre dont l’histoire se déroule durant le mois de juillet 1942, lors de la retraite de l’Armée Rouge, aux abords de Stalingrad. L’histoire d’une débâcle, donc. Mais avec un tel avant-goût de victoire, et un tel parfum d’héroïsme, que l’Etat soviétique autorisa, dès 1943, la publication des premiers fragments du roman.

L’auteur, Mikhaïl Cholokhov (1905-1984, prix Nobel de littérature en 1965), était membre du Parti Communiste, du Comité central, de l’Académie des sciences et du Soviet suprême. Dévoué corps et âme au Régime, il fut aussi correspondant de guerre pour la Pravda à l‘époque des faits. Enrôlé dans la presse et la propagande, comme bon nombre d’écrivains de l’ex-Union Soviétique, il mit dès lors la main à la pâte et la plume au fusil, consacra tout à la fois son énergie et son talent lyrique à servir la cause du pays - le matérialisme historique - et nourrit probablement en son cœur le sentiment de combattre, lui aussi, pour la Patrie de la faucille et du marteau. 
Les principaux personnages de son roman appartiennent tous à un bataillon d’artillerie anti-char chargé d’arrêter l’avancée des Panzer et d’abattre au passage les nuées de Messerschmitt ou de Junkers survolant la steppe, autrement dit : chargé de vaincre quasiment à mains nues la prodigieuse industrie teutonique. La tâche peut paraître ardue, certes, mais est-elle pour autant impossible, irréalisable ? Niet ! Mis sur le reculoir et rudement secoué par les nazis, le bataillon fait corps, les hommes luttent pied à pied, ne cédant qu’à regret le moindre pouce de terrain, et développent dans l’épreuve un tel sens de la camaraderie qu’on les pressent déjà vainqueurs aux pires moments de la déroute.
Devinette : ce livre étant destiné à l’édification des masses, comment l’auteur favorise-t-il l’identification du lecteur à ses protagonistes ?
Réponse : avec un art consommé de la manipulation.
Tous les personnages du roman, simples troupiers mais valeureux combattants, ont quitté leur usine, leur mine ou leur kolkhoze, sans éprouver, semble-t-il, la moindre hésitation. Ce sont de braves bougres, haut en couleur et fort en gueule. Ils sont peu instruits mais non dépourvus d’intelligence. Souvent roublards mais jamais malhonnêtes, râleurs mais disciplinés, ils trouvent toujours au plus profond d’eux-mêmes un sursaut de vigueur même dans l'extrême fatigue. Ce sont des hommes comme vous et moi, de simples lampistes que Mikhaïl Cholokhov transforme en héros par la seule magie de son verbe. Et qu’importe alors que son miroir les déforme, si son reflet les valorise.
En outre, tout en faisant mine de donner la parole aux sans-grade, Cholokhov inculque en réalité à ses lecteurs la bonne manière de penser et de se comporter. Deux exemples, parmi les plus frappants : 

1) Il suffit que l’un des personnages émette une vague et lapidaire critique à l’égard des Généraux, pour qu’aussitôt, par la bouche d’un autre personnage, la défense prenne la parole et que les arguments tombent comme le marteau sur l’enclume.

2) Il suffit qu’un soldat fasse part à ses camarades de son désir de retourner quelques jours à l’arrière pour revoir sa femme et ses gosses, pour qu’on lui tombe dessus à langues raccourcies, et qu’on l’agonise d’une telle quantité d’injures qu’il ne met guère longtemps à comprendre ses torts et à demander pardon.

Et on notera d’ailleurs ici à quel point l’habileté de l’auteur confine au génie : à partir du moment où la troupe fait la police en son sein, Cholokhov n’a pas à encombrer son roman de la présence pour le moins gênante d’un commissaire politique.
Une autre altération de la réalité, et pas la moindre, concerne la représentation que l’on peut se faire de la guerre une fois achevée la lecture de ce roman. Présentée à travers une succession de scènes où le cocasse finit toujours par triompher du tragique, l’impression générale est celle d’une partie de rigolade entre bons copains. C’est tantôt Lissitchenko, le cuistot, qui abandonne les fourneaux de sa roulante pour aller au front : 

« Je vais vous donner un petit coup de main pendant le combat, le temps de faire quelques cartons… »

Tantôt Nicolas Streltsov qui, les tympans perforés, s’échappe de l’hosto pour retourner au feu :

« Un sourd, ça peut encore se battre, n’est-ce pas ? »

Ou encore Ivan Zviaghintsvev qui, le corps criblé d’acier, morigène le chirurgien qui l’opère :

« Pourquoi, camarade docteur, vous me retournez le dedans comme si c’était le fond de votre poche ? […] Je ne veux pas rester ici ! Qu’on me colle n’importe où, mais que ça soit point ici ! Au front ? Entendu, j’y repars ! »

Et, enfin, le capitaine Soumskov qui, le bras déchiqueté par un obus, poursuit en rampant sur le ventre une bande de fuyards allemands détalant à toute jambe, et trouve encore la force de crier à ses hommes :

« En avant, mes petits gars ! En avant, mes braves ! Faites-le leur payer ! »

Bourrage de crâne ! c’est ainsi que les Poilus qualifiaient ce genre de prose durant la première guerre mondiale. Ils se défiaient des journaux, où elle s’étalait sur des colonnes entières, et méprisaient les romans où elle se déployait sans vergogne. Mais qui peut dire aujourd’hui comment les soldats russes ont perçu le livre de Mikhaïl Cholokhov ? Qui ? Dans sa courte préface, Jean Cathala évoque Le Feu, journal d’une escouade, d’Henri Barbusse. Mais alors autant comparer le jour et la nuit, car il y a mille fois plus d’antinomies que d’analogies entre Le Feu et Ils ont combattu pour la patrie, à commencer par le simple fait que l’un est bouleversant et l’autre réjouissant. Quitte à comparer l’incomparable, j’aurais, pour ma part, choisi le très controversé Gaspard, de René Benjamin, sorti en 1915 et goncourisé dans la foulée. Dans l’un comme dans l’autre de ces deux livres, c’est en effet la même veine comique qui coule, gicle et jaillit au fil des pages, ce qui rend d’ailleurs la lecture de Cholokhov extrêmement plaisante, malgré tout le mal qui en a été dit. 
Et voilà donc, pour finir, quelques extraits de dialogues que n'auraient pas reniés un Michel Audiard au meilleur de sa forme :

- Je te conseille seulement… 
- Evite les émotions ! C’est très dangereux pour les tempéraments squelettiques !
*
- Comme cuistot, tiens, tu es un jean-foutre ! Jamais une idée, pas plus d’imagination que sur le dos de ma main, autant de cervelle qu’une gamelle vide !
- Sors-toi de là, je t’ai assez vu !
- Trois semaines qu’on ne bouffe que du millet à l’eau. En fait de cuistot, toi ou un gnaf c’est tout comme !
- Monsieur voudrait peut-être une entrecôte ? Ou du filet de porc ?
- Du filet de porc, on s’en taillerait un fameux dans tes jambons : c’est de la drôlement belle viande. Tu as plus de graisse qu’un colonel d’intendance.
*
- Avec ce que tu bavasses en une journée, il faudrait une semaine pour en comprendre le quart.
*
- Si c’est une maladie du cerveau, tu ne risques rien : elle manque de terrain pour se développer, ta maladie.
*
- Je ne me rappelle même plus comment ma femme sentait sous les bras.
*
- Je n’ai pas la jambe sensible aux politesses, vu qu’elle est en bois. 


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